essais 3
là, on est dans l’animation chez Caméra etc
Essais à la table lumineuse
(maquette du piano: Sophie Varetto)
Narratif=N
Dialogues=D
D1
Dogon: Sewo !
Fela : I feel good !
D : Fela… tu parles la langue du grand capital !
F : Parce que le français, c’est la langue de tes ancêtres dogons ?
D : Les dogons viennent des étoiles. Ils voient tout de très haut !
(silence)
Ils sont le cosmos !
F : Brother, moi, je viens des bords du Niger et je parle la langue d’Angela Davis et de Malcom X.
D : Tes fantômes, ils n’ont jamais habité la savane. Ce ne sont que des photos jaunies.
F : Hé, fils des étoiles, n’empêche que les tribus de la Grande Fissure et celles du Bronx chantent le même refrain !
D : Je vois… Tu vas encore me casser les oreilles avec ton « Internationale Black », ta grande famille nègre qui ne connait pas de frontières …Olala, arrête de rêver !
(silence)
Parlons plutôt de Celui d’En Bas.
F : … du jeune fou qui essaye d’hypnotiser le plafond !
D : Fela Kuti ! Stop ! Tu parles du fils du Griot Blanc !
F : Dogon, il faut qu’on troque ! Je ne touche pas au Griot Blanc, tu ne touches pas à Malcom et Angela. Okay ?
D : D’accord.
N1
Au début, quand Pierre s’est retrouvé sans travail, il se réfugia dans sa chambre, passant des journées entières au lit. Après quelques jours, il connaissait à nouveau la géographie du plafond sur le bout des doigts.
Il avait toujours considéré la vie comme une salle d’attente. Il était là… et il devait faire avec. Pour Pierre, le boulot, c’était avant tout la garantie de se lever, se laver, se raser, cirer ses chaussures, repasser l’une de ses six chemises blanches. Bref toute une routine qui le tenait debout sur les deux pattes de derrière, l’empêchait de se désintégrer dans un monde forcément obscur. Quant à ses relations amoureuses, il les avait dénichées dans un des 17 bureaux répartis sur trois étages. Maîtresse d’une nuit, maîtresse de chaque-jeudi-après-le cinoche, maîtresse au mari absent. Il faut reconnaître que son manque d’ego en faisait un amant recherché. L’absence totale de toute attente vis à vis de ses partenaires le rendait inestimable. Enfin, un mec qui ne leur demandait pas la lune !
Son indolence passait pour de l’écoute. Sa profonde lâcheté face aux conflits de toute sorte était considérée comme autant d’actes zen. Il était l’amant-cafard, l’amant-téléphone, l’amant-déjeuner, l’amant-des-courses-du-vendredi-soir. Evidemment, aucune de ces dames n’avait envisagé de partager sa vie avec lui! De même, il n’était jamais venu à l’esprit de l’une d’elles qu’il ferait un bon père. Ce n’était pas non plus le genre d’homme pour lequel on quitte un mari. Juste un mec qui rend l’existence un peu plus supportable.
D2
Fela : Pfff… Tu l’as vu quand il s’est retrouvé sans son job, sans les deux sorcières ? Un vrai zombie.
Dogon : Fela Kuti, tu ne vas lui reprocher sa vie d’en bas !
F : Parce que tu trouves que c’est une vie de regarder le plafond 24 heures sur 24 !
D : Là, tu es de mauvaise foi… c’était au début. Maintenant, il sort.
F : N’empêche qu’il n’est pas tout juste !
D : Tu n’as pas encore compris que sans ses yeux, nous n’existerions plus ! Que le Griot blanc lui a tout raconté !
(silence)
Il apprend à vivre seul.
F : Un truc de blanc, la solitude.
D : Depuis que les deux monstres sont partis, il déambule dans sa tête.
F : Il lui faut de la compagnie… je vais lui présenter mes sept femmes ! Il n’aura qu’à choisir !
D : Toi, tu ramènes toujours tout à une histoire de sexe ! Moi, je crois qu’il est temps qu’il se promène dans son grenier à souvenirs.
F : Ooooh, fils des étoiles, mes femmes sont les reines des tribus de la Grande Fissure.
D : Laisse le petit en dehors de tes chansons.
(silence)
F : Et la Princesse Bantoue… on ne l’a pas encore croisée aujourd’hui ?
Dogon : Fela, ce n’est pas une heure raisonnable pour se lever… la Princesse Kinoise fait la fête toute la nuit… Parlons plutôt de Pierre !
F: Tu es têtu, Dogon !
N2
Un jour, Pierre décida de quitter sa chambre, de remettre les pieds dehors. Il lui fallut près de deux semaines pour vider frigo, congélateur et armoires. Lorsque la dernière boîte de ravioli Buitoni valsa à la poubelle, il remonta dans la chambre, s’allongea et fixa longuement le plafond.
Il lui fallait se créer de nouvelles routines. Les deux croissants au beurre entre 7h30 et 8h30. Ensuite, café et journal. Chaque après-midi, il achetait une banane et deux pommes. Il débrancha le frigo s’interdisant ainsi le stockage de nourriture. Il prit la décision de ne plus jamais acheter de Dash, ce qui le contraignit à fréquenter le lavoir chaque vendredi.
Il se prit de passion pour la politique étrangère grâce au Monde Diplomatique. L’achat du mensuel le forçait à fréquenter la librairie de l’autre côté du Parc deux ou trois fois par mois, s’inquiétant ainsi d’un éventuel retard de parution. Bien entendu, ses revenus de jeune chômeur de plein droit lui aurait permis de souscrire à différents abonnements. Mais que serait-il devenu sans cette nouvelle grammaire qu’il avait échafaudée, heure après heure?
Petit à petit, Pierre déserta le plafond de sa chambre pour la fenêtre du rez de chaussée, celle qui donnait sur la rue, avec le parc sur l’autre bord. Quand il n’était pas chez le boulanger ou au lavoir, quand il avait épuisé toutes ses nouvelles routines, il plaçait une chaise devant la fenêtre, s’asseyait, le dos vouté, les bras posés sur le radiateur. Bientôt, il n’eut plus à la déplacer. Elle l’attendrait. Comme avant, du temps des deux femmes.
D3
Dogon : Sewo !
Fela : I feel good !
D: Et les femmes, comment ça va?
F : Mes sept Miss Monde!
D : Et les enfants, comment ils vont ?
F : Il y a assez de mères !
D : Et toi, tu as décidé où était ta vie ?
F : Je suis le défenseur à la voix grave des tribus laissées pour compte.
D : Tu es juste une tégénaire qui préfère parader avec ses sept blattes plutôt que de tisser sa part de toile.
F : Ola, fils des étoiles… tu deviens injurieux. Parlons plutôt de lui.
D : Fela Kuti, tu veux parler de Pierre ?
F : Du fils de celui que tu appelles le Griot Blanc, celui qui regarde tout, assis sur une chaise… de sa vie d’avant !
D : De quelle vie veux-tu parler? Sa vie en compagnie des deux sorcières ? Avant ou après la Grande Fissure ? Sa vie avec ses femmes à temps partiel ? Celle où il découvrit les tribus d’En Haut ? Le père et le fils avant que le père s’en aille rejoindre la princesse tutsie à l’ombre du baobab ?
F : Mais regarde-le, tout en bas ! Il n’a jamais changé de vie. Regarde, regarde… c’est toujours la même chaise, la même assiette jaune !
D : Observe la chaise? Elle aussi a grandi !
F : Ce n’est jamais qu’une chaise et c’est toujours le même cul dessus.
D : Fela, tu es vulgaire !
F : D’accord, le cul aussi a grandi ! Je te parie trois de mes 7 femmes qu’il ne sortira jamais de sa prison.
D : Parce que tu crois qu’on peut écrire la fin de l’histoire avant qu’elle n’ait commencé ?
N3
Tout gosse, Pierre avait déjà compris que la position du spectateur était celle qui lui convenait le mieux. Tête, buste et cul en retrait, prise de risque minimum. Très tôt, il apprit le silence.
Il avait mis au point la technique du regard soucieux. Aucune institutrice ne résisterait à ce regard là. Que reprocher à un enfant dont les yeux sont chapeautés par deux sillons qui se creuseront au fil des ans !
Sitôt revenu de l’école, il s’asseyait devant la fenêtre et regardait la vie s’agiter dehors, une tartine de confiture à la fraise s’étalant sur une assiette jaune posée sur les genoux.
Son enfance prit fin à trente et un ans, il y a cinq ans. En quelques mois, il perdit les deux femmes de sa vie, la mère et la grand-mère, l’une ne supportant pas la disparition de l’autre. A la mort des deux femmes, il occupa la chambre des mille tribus du plafond. Pas de nouvelle literie, pas de coups de pinceaux sur les moulures, pas d’enduit, pas de plâtre pour combler la Grande Fissure. Hommage au héros silencieux.
Ici, survécut et disparut le père.
(silence)
Sitôt le père en fuite, les deux gorgones s’étaient épuisées joyeusement à gommer toute trace du fugitif. Les deux femmes n’avaient jamais supporté les bribes de phrases qui passaient sous la porte de la chambre quand le père racontait ceux d’en haut à Pierre. Avalées, effacées, les fissures. Sauf la plus profonde : leurs coups de pinceaux hystériques n’avaient pu la combler. Elles n’avaient laissé que le grand lit comme seule empreinte du procréateur enfui.
(silence)
Ensuite, il décida de s’en remettre à monsieur Freud. Il squatta plusieurs divans: soliloques à propos d’un père évaporé, anecdotes ressuscitées mettant en scène deux femmes terribles. Le pourquoi du comment du monde du silence qui était le sien.
D4
Dogon : Sewo !
Fele : I feel good !
D: Fela, quand arrêteras-tu de jouer au James Brown de la savane?
F : Old man… je suis bien plus que ça. Je suis le griot de la Grande Fissure !
D : Il n’y a jamais eu qu’un seul griot ici.
Et il était en bas.
Et il était blanc.
F : Tu vas encore me soûler avec le père du petit !
D : Sans lui, nous n’existerions pas. On lui doit la vie !
F : Okay, okay… mais il est parti, le Griot Blanc.
Et c’était juste avant la Grande Fissure…
D : … Quand il y avait une multitude de fissures. Une fissure par tribu.
F : Maintenant, c’est moi le griot.
D : Non ! Toi, tu es juste une tégénaire fainéante qui se prend pour un musicien un peu fou.
N4
Les hommes avaient tous fui cette maison, chacun à leur manière. Si le grand-père, élégamment mort pour la patrie, avait laissé une empreinte indélébile dans le cimetière jouxtant l’église, le père n’avait laissé d’autre trace que celle d’avoir ensemencé le ventre de sa mère.
Il rentrait du travail, s’installait devant l’assiette jaune posée devant lui, regardait Pierre en plissant légèrement des yeux tout en bataillant avec des couverts qui paraissaient bien trop lourd pour lui. Une fois l’assiette vide, il se dirigeait vers la cage d’escaliers et s’enfermait dans sa chambre. Parfois, il se dirigeait vers la cave.
Petit à petit, il rentra de plus en plus tard s’installant devant une assiette de plus en plus froide.
(silence)
Un soir, Pierre s’enhardit à descendre dans la cave. Il ouvrit la porte tout doucement, posa son index sur l’interrupteur et trouva son père assis sur une marche, croquant une pomme. L’homme triste fit chuttt en lui montrant du doigt l’antre des deux femmes. L’enfant éteignit la lumière, descendit prudemment les escaliers sur la pointe des pieds et vint se blottir contre son père. Pour Pierre, être un homme n’offrait donc que deux possibilités: mourir pour la patrie ou croquer une pomme dans le noir des escaliers d’une cave. Ou s’allonger, face au plafond, en écoutant les vinyles funky du chanteur fou à la voix grave.
D5
Fela : Je suis Black Griot, le griot des tribus de La Grande Fissure.
D : Arrête de te déguiser en musicien polygame mort !
Fela : Dogon, tu deviens désagréable !
Dogon : Fela, comprends-moi bien ! Nous sommes TOUTES des inventions du Griot Blanc. Toi, moi… les autres ! Sans lui, nous serions encore des mots muets dans un dictionnaire, des images immobiles dans une encyclopédie.
Fela : Non, non… moi, je suis l’ennemi du grand capital, le défenseur du petit peuple de la Grande Fissure, le justicier aux mots rauques et au déhanchement funky. Le protecteur des infiniment petits, le sous-commandant Marcos des tribus d’en haut, le pourfendeur des injustices coloniales, le marabout vaudou, le chef suprême des armées populaires spoliées. Yeah !
D : Non, non et non… Stop ! Remballe tes fantasmes de black prophète ! Tu es juste une araignée qui s’est habillée des mots du Griot Blanc.
Tu es l’ectoplasme d’une voix… celle d’un musicien fou que le père de l’enfant passait et repassait sur l’électrophone … une voix qui rendait folles les deux sorcières !
F : Okay, okay… mais je suis quand même l’ami d’Angela Davis et de Malcom X !
D : Pff… d’accord, tu es l’ami d’Angela Davis et de Malcolm X.
(silence)
T’en n’as pas marre d’être l’ami de héros morts ?
(silence)
Et Che Guevara… c’est aussi un de tes copains ?
F : Connais pas… Pff, encore une invention de tes amis blancs !
N5
Chaque dimanche, les deux femmes partaient suivre l’office pour ensuite se recueillir sur la tombe du héros. Sitôt la porte refermée, l’enfant quittait son lit et rejoignait le père, naufragé solitaire dans un lit bien trop grand pour lui. Ils regardaient tous deux longuement le plafond, leurs yeux plongeaient dans la moindre fissure, observaient méthodiquement chaque moulure. Il lui racontait la vie de Ceux d’en haut.
Le soir de la dispute, un samedi, le petit fut réveillé par les voix des femmes bientôt surpassées par le cri du père. Après… le silence !
Un silence qui sortit de la cuisine pour s’engouffrer dans la cage d’escaliers. Un cyclone autiste. Et la voix de la grand-mère qui cracha: N’oublie pas que tu loges chez nous! Pierre s’endormit sur cette sentence.
Le lendemain, il entrouvrit la porte de la chambre du père. Personne ! Le grand lit semblait l’avoir avalé. L’enfant regarda longuement le plafond. Il interrogea les deux femmes et comprit qu’elles ne répondraient jamais que par des haussements d’épaules. L’enfant s’en remit alors au culte du silence puisque crier, c’était disparaître dans la nuit.
Il lui faudrait vivre aux frontières du monde, devenir transparent. Ni dedans, ni dehors. A six ans, il plaça une chaise contre la fenêtre qui donnait sur le parc et tous ses arbres, s’y asseyait une fois les devoirs terminés.
D6
F : T’as oublié son truc tordu quand il s’enfuyait dans les jardins ?
D : Ca s’appelle un rituel !
F : Parce que tu trouvais normal qu’un gamin se colle l’oreille contre des troncs d’arbres !
D : Il voulait tout simplement écouter la vie de l’autre côté de l’écorce.
F : Parce que tu trouvais normal qu’il revienne des jardins en pleurant, chaque fois qu’on abattait un arbre !
D : Hola, tu exagères ! Il a arrêté quand il a compris que la vie continuait en dessous.
F : Faut toujours que tu lui donnes raison !
D : Tu vas encore me dire que je le protège parce qu’il est blanc !
F : Là, tu vois… parfois, je me demande si…
D : Et tu vas encore me traiter de nègre blanc !
F : Ca va, hein ! Je me suis déjà excusé pour cette fois-là.
D : Fela, mon frère de couleur, il faudrait peut-être que tu sortes de la dichotomie Blanc/Noir !
F : Qu’est-ce que je disais… tu emploies à nouveau les mots des mundele !
D : Fela, je résume. Dès que tu ne comprends pas quelque chose, ça devient un truc de blanc. C’est ça ?
F : Pfff… je ne palabre plus avec un dogon têtu et prétentieux.
(silence)
F : Hey, fils des étoiles… regarde… voilà notre princesse !
N6
Pierre attendait que les deux femmes s’endorment pour quitter la maison par l’arrière. Ensuite, il se glissait de jardin en jardin, guettant toutes les vies qui s’agitaient de l’autre côté des vitres.
Les années passant, Pierre imagina plusieurs scénarios à la disparition du père. Il y eut cette nuit où il vit les deux gorgones l’enterrer dans le fond du jardin. Une autre fois, il le rêva rejoignant Ceux du plafond.
A l’approche de la puberté, il imagina l’histoire d’une fée forcément nue qui surgissait dans la cuisine le fameux soir, écartant les deux dragons, prenant la main de l’homme triste et l’emmenant dans un immense verger peuplé de milliers de pommiers.
(silence)
Quand il fut orphelin des deux femmes, il se réfugia sous le plafond des 1000 tribus d’en haut. Pierre rêva son père au pied d’un baobab. Il souriait à une princesse tutsie.
(silence)
Après quelques mois de chômage, Pierre se décida à laisser tomber toutes ses petites routines. Il n’en avait plus besoin. Sa vie était devenue une errance légère. Il décida de s’inscrire dans une agence d’intérim: plus question d’une vie bien rangée. Oubliées les deux amazones au tablier en diolène. Il accepterait ou refuserait les jobs proposés, sans véritables critères. A partir de maintenant, c’était comme ça. Point. Pourquoi? Parce que.
D7
Fela : Filo, Filo, Filomène ! Hè, la gazelle… la princesse de la savane !
Filo : Oh, toi… l’homme du fleuve Niger, tu commences à parler comme un kinois !
Fela : Petite sœur, quand te décideras-tu à rejoindre ma tribu de femmes amoureuses ?
Dogon : Fela Kuti, voilà que tu ressors ton numéro de chanteur de charmes libidineux !
Filomène, ne l’écoute pas. Tu es une Epeire… pas une de ses blattes !
Filo : Oh, Dogon, tu ne vas pas remettre ça. Je suis une KINOISE ! Je n’ai rien à voir avec tes délires de plafond.
F : Laisse parler l’ancêtre, Filomène ! Il croit encore qu’une légende procure l’immortalité !
Filo : Je suis une kinoise, pas une villageoise… une kinoise qui fait la fête toute la nuit. Pas question que vous me souliez encore avec l’histoire du Griot Blanc !
D: Pourtant c’est lui qui a décidé que tu serais une kinoise !
Filo : Ce n’est pas possible ! Il y en a un qui se prend pour un chanteur funky mort… et l’autre qui voudrait que je sorte du cerveau malade d’un blanc ! Un mundele… Pfff !
D: Pourtant c’est lui qui a décidé qu’il serait le James Brown de la savane.
Filo : Ca suffit ! Moi, une araignée… Pfff !
D: Et il a décidé que vous seriez tous les deux sourds !
N7
C’était l’été, un mardi. Alors qu’il revenait d’un périple bien au-delà de ses nouvelles routines, il passa devant une maison située à une petite centaine de mètres de la sienne. Des notes de piano s’envolaient dans la rue, s’évanouissaient dans le Parc d’en Face. Il s’adossa contre le mur de la façade, respira profondément. Le soir même, il sortit, escalada le muret voisin et disparut, la silhouette happée toute entière par l’obscurité. Il avait compté le nombre de maisons qui le séparait de la sienne, le nombre de haies et de murets à enjamber: dix. Même gamin, il ne s’était jamais aventuré aussi loin!
(silence)
Enfin la dernière haie, celle qui séparait le dixième jardin du onzième ! Il s’accroupit en contrebas du mur en parpaings qui soutenait une terrasse. Il se leva prudemment, s’assurant qu’aucune pleine lune ne viendrait le trahir. Dans la troisième pièce, celle du fond, celle qui donnait sur la rue, avec le parc sur l’autre bord, trônait une masse sombre sur laquelle venait rebondir des éclats de lumière.
(silence)
Il l’attendit près de trois heures alors que la nuit l’avalait lentement. De toute façon, il avait toute la vie devant lui et tout son corps murmurait son prénom. Celui apposé à côté de la sonnette. Celui qu’il avait lu cette après-midi, entre deux sonates. Syllabe après syllabe. Ma-rie.
D8
Dogon : Quand il revenait du travail, le Griot Blanc avalait son repas vite, vite sous le regard mauvais des deux sorcières, s’engouffrait dans la cage d’escaliers.
Parfois, il s’enfermait dans la nuit de la cave, s’asseyait sur une marche et croquait une pomme.
Parfois, il s’enfermait dans sa chambre.
Filo : Sa chambre ?
D : Ici… juste en dessous de nous.
Le petit montait le rejoindre sur la pointe des pieds, s’allongeait sur le grand lit à côté du Griot Blanc.
Filo : Ahlala ! Voilà que vous me soulez encore avec votre histoire de Griot Blanc !
D : Il lui montrait des livres d’images, lui racontait les 1000 tribus d’Afrique. Chaque peuple avait un territoire, sa fissure. Les kinois, c’était le fleuve Congo. Les dogons, c’était la falaise de Bandiagara.
Filo : Mais je ne suis pas une image dans une encyclopédie !
D : Pourtant, c’est le Griot Blanc qui a décidé que tu étais une kinoise.
Filo : Tu te répètes, Dogon. Je sais qui je suis !
Je préfère encore entendre le zombie libidineux… Où il est celui-là ?
N8
Le mercredi, il sortit peu après 20 heures. Un ciel sombre lui garantissait une quasi invisibilité. Muret après muret, haie après haie, il atterrit dans le jardin de la onzième façade. Elle était là de l’autre côté de la vitre, à une quinzaine de mètres. Elle venait de rentrer dans la pièce du fond, celle qui donnait sur le parc. Elle regarda tout autour avant de s’asseoir face au monstre sombre.
Pierre devenait l’unique spectateur d’un film muet où l’actrice, forcément belle, lui offrait les prémices d’une vie éternelle.
En se couchant, bien plus tard, Pierre eut de longs conciliabules avec les 1000 tribus du plafond. Toutes les tribus de la Grande Fissure s’étaient rassemblées au dessus du lit. Brouhaha, palabres. Elles étaient toutes là. Epères, Faucheuses, Tégénaires. Même les sept blattes avaient droit à la parole ! Les mots de Pierre avaient de plus en plus de mal à se frayer un chemin dans un débat hystérique quand il décida de gueuler:
– Que décide-t-on?
Très vite, il fut décidé, à l’unanimité, que ce serait Elle.
Après, tout redevint calme. Ceux du plafond se glissèrent dans la Grande Fissure et s’endormirent sous le regard de Pierre qui ne tarda pas à vaciller. Il rêva d’une nouvelle vie à vivre où il troquerait son rôle de spectateur contre celui d’acteur. Plus de monstre, plus de femmes terrifiantes dans ce monde-là! Rien qu’une princesse. Ma-ri-e.
D9
D : Sewo!
Fela : I feel good.
D: Et le voyage, comment c’était?
F: Ca va.
D: Et la famille ?
F: Ca va.
D: Et tes sept femmes?
F: Ca va.
D: Et les enfants?
F: Ca va.
Filo : Où étais-tu passé Fela Kuti ?
F : Quelques petits problèmes domestiques à régler !
(silence)
F : Hey, fils des étoiles, tu te souviens… la première fois, quand il nous a raconté Marie ?
Dogon : Il voulait être certain que c’en était fini avec la malédiction des sorcières. Que Marie serait la princesse… pour toujours.
Filo : Hého… c’est moi LA princesse !
F : Okay, tu es la princesse de la Grande Fissure !
Filo : Nan ! Je suis LA princesse. LA princesse tout court.
F : Tu es une épeire, Dogon une faucheuse… et moi une tégénaire. Trois araignées des tribus d’en haut !
D : Ah, Fela Kuti… Enfin ! ENFIN !
F : Okay, okay… mais je reste l’ami de Malcolm X et d’Angela Davis !
D : D’accord, d’accord.
F : Et le défenseur des tribus laissées pour compte de la Grande Faille !
D : D’accord, d’accord.
Filo : Ho, les anciens… moi, je ne marche pas dans vos combines ! Je m’appelle Filomène et je suis la princesse des nuits de Kin’la Belle.
N9
Jeudi, il joua aux espions.
Vendredi, après le lavoir, il savait presque tout d’elle. Son état civil, célibataire sans enfant. Son boulot, infirmière. Ses horaires, 6-14 et 14-22. Sa couleur préférée, le bleu. Son cd préféré, « Les variations de Goldberg » par Glenn Gould.
Ce soir-là, après être revenu du onzième jardin, il s’allongea sur le lit et entama un long débat avec les tribus d’en haut. On était loin du tumulte de la nuit de mercredi.
Il fallut trouver un prétexte pour la rencontre. Chacune prit la parole, fit une proposition. Un tire-bouchon, du sel ou de l’huile d’olive, une erreur de distribution de courrier, une pétition s’opposant à l’abattage d’un vieux chêne en face. On passa au vote.
(silence)
Samedi, un peu avant midi, il appuya sur la sonnette, elle l’invita à rentrer, il la suivit dans le couloir. Elle le fit s’assoir et lui proposa du thé au jasmin. Elle disparut. Il leva la tête et fit un relevé du plafond. Pas la moindre fissure.
Quand elle revint avec la théière, il semblait hypnotisé par la présence du piano. Elle le présenta comme un vestige de son enfance doublé d’un héritage familial. Elle ajouta qu’elle ne comprenait rien à la musique, parla de sa mère qui, elle, ne pouvait se passer de Bach et de Glenn Gould. Surtout Glenn. Quand il est mort, elle s’est enfoncée à jamais dans la dépression, imposant ce mastodonte à sa fille. Marie lui raconta les espérances d’une mère qui avait désirée davantage une fille concer-tiste qu’une enfant. Difficile de dire Non à une mère monomaniaque romantique !
Ils se quittèrent en se tutoyant. Le soir même, il vint l’écouter au pied de la terrasse du onzième jardin.
D10
Dogon : Tu te souviens, Fela Kuti… Chaque dimanche Pierre rejoignait le Griot Blanc, juste en dessous de nous.
Fela : Il ouvrait tous ses livres d’aventures africaines. Lui racontait l’histoire des tribus d’avant les blancs, lui parlait d’une princesse tutsie au pied d’un baobab.
Dogon : Ensuite, le père et le fils s’allongeaient côte à côte.
Filo : Hého, les vieux lions, je suis là !
Fela : Ecoute, petite sœur…
Filo : Tsss… vous me faites baillez avec vos délires pas possibles.
Fela : Hè, sans le Griot Blanc, nous ne serions que des insectes perdus dans les quatre coins d’un plafond fissuré. Et sans nous, pas d’histoires!
Dogon : Fela Kuti, tu poses le problème de la poule et de l’œuf. Voilà qui est intéressant… Qui précède l’autre ? Le Griot Blanc ? Ceux d’en haut ?
Filo : Moi, je sais que demain, quand je me lèverai, je réfléchirai à deux fois avant de vous rejoindre !
Fela : Hè… pour te lever, faudrait déjà te coucher !
(silence)
Dogon : Quand les cloches de l’église annonçaient la fin de l’office, le petit dévalait les escaliers.
Fela : Il s’assaillait sur la chaise et attendait le retour des deux sorcières.
Filo qui les interrompt : … Voilà, c’est fait !
D et F : Quoi ?
Filo : Vous me fatiguez !
N10
La semaine suivante, un vendredi alors qu’il revenait du lavoir, elle vint sonner à sa porte, lui proposa un resto de l’autre côté du Parc en Face. Il ne la fit pas rentrer.
Sitôt la porte refermée, il regarda autour de lui, déambula dans les pièces du bas. Qu’avait-il à lui proposer? Une cuisine en formica? Un salon en vrai chêne brun presque noir? Des armoires couleur pistache orphelines de boîtes de ravioli? Un plafond qui parle? Devant ce rapide inventaire, il décida qu’elle ne franchirait jamais les limites du couloir. Il monta dans sa chambre et écouta Glenn Gould à plein volume sous le regard muet des 1000 tribus.
Quelques heures plus tard, ils s’attablèrent autour d’un couscous pas très loin de la Rue du Parc en Face.
(silence)
Il l’écouta, mettant à profit toutes ces années passées au chevet des femmes. Elle s’indignait, s’agitait sur la chaise. Il l’écouta, ponctuant ses emportements à elle par ses fameux “Mmmh, Mmmh”. Elle rit de nombreuses fois. Il l’accompagna. Elle tenta bien de lui poser quelques questions mais il les éludait l’une après l’autre, lui renvoyant d’autres interrogations en guise de réponse.
Ils quittèrent le restaurant sans qu’il ait été question de musique ou d’amazones en diolène, de piano, de mère désespérément amoureuse ou de père fantôme.
Ils traversèrent le Parc, s’immobilisèrent sur le trottoir.
D11
Dogon : Sewo… Belle journée, Fela Kuti. Comment s’est passée la matinée ? Et la famille, ça va ? Et tes 7 blattes, ça va ? Et les tribus de La Grande Fissure, ça va ? Et tes amis Angela Davis et Malcolm X, ça va ?
Fela : Ohoh, Dogon…on se calme ! Sewo, sewo, sewo… je ne veux plus de tes sewo et de toutes les questions qui vont avec !
D : D’accord, Fela ! Nous allons troquer…plus de sewo, plus de « I feel good ! »
F : Okay, Fils des Etoiles… plus de salamalecs, plus de palabres entre nous !
D : A propos de palabres, te souviens-tu de ces nuits, quand le petit revenait du onzième jardin ?
F : On se réunissait… lui s’allongeait sur le lit, nous sur les bords de La Grande Fissure.
D : Ca discutait, ça criait, ça rouspétait, ça bafouillait, ça braillait.
F : On voulait toutes prendre la parole.
D : Il y eut la première nuit, le mardi où il est resté de l’autre côté de la vitre.
F : La nuit où nous avons toutes décidé que ce serait elle… que le temps des sorcières était révolu !
D : Te souviens-tu de la nuit qui a suivi sa première expédition dans la maison du onzième jardin ?
F : Quand il nous a raconté le plafond sans fissure du salon, au dessus du piano.
N11
Ils se revirent régulièrement, deux ou trois fois par semaine. Parfois, un week-end entier. Les jours où ils ne se voyaient pas ils ne se voyaient pas, il s’adossait à la façade. Le soir, il traversait les dix jardins et se postait en bas de la terrasse. Chaque début de nuit, il faisait le point avec les tribus du plafond. Elles étaient toutes d’accord : il ne devrait plus jamais aborder le sujet du piano. Il dut leur promettre.
Le tout premier week-end qu’il passa chez Marie marqua les vrais débuts de leur histoire. Le samedi soir, il la sentit distante, nerveuse. Pierre lui proposa un bain à deux. Elle lui répondit qu’elle le rejoindrait plus tard.
Il ouvrit les robinets, vérifia régulièrement la température de l’eau tendant sa main sous le jet. Il se glissa dans la baignoire et s’immergea totalement. Quand sa tête revint à la surface, le piano s’était éveillé. Il sourit en songeant à la promesse faite à Ceux d’en haut. Il décida que la vie était belle à vivre. Une fois pour toutes!
Quand ses orteils se lassèrent de jouer avec le robinet d’eau chaude, quand la peau de ses doigts fut toute fripée, il retira le bouchon. Au moment où l’eau s’engouffrait dans la conduite et dévalait jusqu’au rez de chaussée, la musique cessa d’un coup.
Il s’habilla, descendit les marches. Elle l’attendait dans la cuisine. Apaisée, à nouveau présente. Il la prit dans les bras. Elle lui murmura le menu de la soirée. Il banda.
D12
Fela : Nous avons décidé qu’il n’y avait pas de place dans la maison des deux sorcières pour une nouvelle histoire !
(silence)
Dogon, qu’allons-nous devenir !
Dogon : Fela, souviens-toi de l’œuf et de la poule !
F : Yes ! Nous aurons notre mot à dire dans cette nouvelle histoire !
D : Fais confiance au fils du Griot Blanc… il a déjà fait l’inventaire des fissures de la maison du onzième jardin.
F : Il nous a surtout parlé de la salle de bain !
D : Et de son plafond ! Pierre le connait par cœur…
F : Il faut réunir toutes les tribus de la Grande Fissure! Il faut…
D : … Que le petit leur explique qu’une nouvelle vie, ce n’est pas la fin du monde !
F : … Qu’il y aura plein de fissures. Une fissure par tribu.
D : Et des fissures pour de nouvelles tribus !
F : Plein de fleuves !
D : Le Niger, le Congo, le Nil
(silence)
Fela : Regarde, mon ami dogon, regarde qui voilà! La princesse bantoue, la reine des maquis kinois, la…
Filo : Oh, oh ! Je t’arrête, l’expert en blattes siliconées !
F : Hé, fils des étoiles, tu entends comment elle me parle ?
Filo : Ecoute-moi, Grand Baratineur de la Grande Fissure…
Tu as devant toi Fatou Kouyaté, de la caste des Djélis.
F : Ohlala, il me faut une traduction !
Filo : La princesse kinoise n’existe plus ! Aujourd’hui, je suis une griot.
D : Oh, je te vois venir fatou Kouyaté… C’est toi qui va raconter la Grande Migration !
F : Le grand Déménagement !
Filo : Oui… une nouvelle conteuse pour un nouveau monde !
D : Et chaque fois que le Père et l’Enfant s’enfonceront dans l’eau du bain, Marie s’assoira face au piano.
F : … Ses doigts se rueront sur les 88 touches blanches et noires et toi…
D : … Toi, tu conteras la vie de ces trois-là aux tribus d’en haut !
Filo : Vous avez tout compris, les hommes ! Des milliers de bain, des milliers d’histoires pour chaque fissure !
(dépôt de la version spectacle: scam 2013)
FIN