Trois ou quatre ans après le tsunami (scam)

Il referma la porte du frigo avec le coude gauche, les deux mains agrippant, l’une un ravier de pâtes au saumon, l’autre une assiette sur laquelle tanguait un demi-avocat gorgé de crevettes grises. Il glissa le ravier dans le micro-ondes et compta jusqu’à nonante, gagna le salon où l’attendait une bouteille de Gewurztraminer déjà bien entamée. Il s’assit au pied du divan et se lança à l’assaut des crevettes grises, interrompait la mastication chaque fois qu’il zappait.
À peine 20 h. Il appréhendait le gouffre qui le séparait de minuit. Ses doigts passaient d’une chaîne à l’autre, les images défilaient devant ses yeux, incohérentes. Succession de belles dames uniformément blondes (c’était LA soirée des blondes) en robes longues et décolletés forcément vertigineux (c’était LA soirée des décolletés forcément vertigi-neux). Sur une autre chaîne, un vieil acteur désabusé jouait aux gendarmes et voleurs. Il zappa.
Images de fin du monde parvenant de plages encore idylliques, il y a quelques heures à peine. Il zappa.
Animateur au rire d’hyène présentant le bêtisier de l’année. Zappa.
Aucune de ces images ne trouvait grâce à ses yeux. Seule, sa propre douleur l’affectait. L’envie d’être déjà demain (et même après demain) le submergeait. Oublier. S’anesthésier, se protéger du dedans et du dehors. Trouver une zone neutre. Gommer cette année et celles d’avant, les quatre dernières. Les trois prochaines, tant qu’on y est (Sa psy lui a expliqué récemment qu’en cas de rupture, il fallait compter une année de deuil pour une année de bonheur conjugal.) Remonter le temps à la recherche de souvenirs ensoleillés, été comme hiver. Avec les enfants, leur mère et lui, dans son grand rôle de Père.
Il déposa l’avocat à moitié entamé sur la table basse et s’attaqua aux pâtes tièdes.

Le premier 31 décembre suivant le Grand Chambardement l’avait vu fuir, rejoindre un couple d’amis du côté de Toulouse. Nuits avinées.
Visages croisés, corps entre aperçus. Lèvres mordillées n’appartenant à aucune histoire commune. Sentiment virginal. Cicatrices à peine effleurées par des doigts sans emp-reintes. Regards inconnus et bienveillants, sans aucune question dans le fond de l’iris.
Il était revenu le 6 janvier de là-bas persuadé que tout était réglé. Que le passé serait à jamais le passé. Une fois pour toutes.
Pour le second réveillon, il s’y prit autrement. Dès septembre, il se mit en quête d’une amoureuse, d’une histoire de quelques semaines. Trois ou quatre mois, tout au plus. Il fréquenta assidûment les barbecues du début de l’automne, la trouva chez des amis communs (il avait toujours été doué pour se faire des amis dans les moments de grande déprime). Elle s’ennuyait et crut qu’avec lui tout changerait. Que son sourire l’emmè-nerait très loin.
Lui, il savait qu’il pourrait la distraire jusqu’aux premiers jours de janvier. Alors, il lui sourit dès qu’il la vit. Leur histoire s’endormit définitivement le 8 janvier quand elle se rendit compte qu’un sourire ininterrompu de quatre mois, ça frisait l’arnaque.
Ses yeux passèrent de l’écran à la télécommande pour s’arrêter sur le verre vide. Il le remplit alors que ses yeux fixaient à nouveau l’écran 16/9. Il était le maître du monde. Définitivement.
Pour lui, l’animateur télé lâchait ses vannes les plus lourdes, hennissant tant et plus. Les seins des blondes cathodiques pointaient leurs tétons à l’unisson dans sa direction. Rien que pour lui ! Un vieux Maigret lui chuchotait le nom de l’assassin (une jolie brune un peu floue) alors que le tsunami s’en venait échouer à ses pieds.
Il chercha dans sa mémoire le visage du troisième réveillon, celui d’il y a deux ans. Le corps, il le trouva facilement. Comment oublier des jambes si longues venant s’accro-cher à des cuisses perlées de taches de rousseur ?
Sept cent trente jours plus tard, ses mains contenaient toujours la douceur de sa peau, la finesse de ses chevilles. Quant au visage, il n’en restait plus que les contours. Il en avait gommé les yeux, le nez, la bouche, les fossettes. Seule comptait la douleur du Grand Chambardement.
À force de triturer ses stigmates, il avait perdu tout contact avec l’au dehors.
Et avec lui-même… mais ça, il ne le savait pas encore. Il déambulait dans un monde qui n’existait plus et n’avait sans doute jamais existé (Ses amis avaient toujours trouvé bourrant son côté martyr, seul contre tous. Évidemment, pas question de lui dire…).
Il errait au milieu des décombres d’un monde dont il était le seul survivant, entraînant sa mélancolie dans la visite de souvenirs habilement (plus ou moins) reconstruits. Et retrouver les traits d’un visage dans un dépotoir d’immondices n’est pas à la portée de tous !
Il regarda la bouteille de G enfin vide, jeta un œil sur sa montre-bracelet. Plus que vingt minutes. Voire vingt et une, vingt-trois… vingt-quatre à tout casser. Question d’opéra-teur, d’encombrement du réseau comme chaque 31 décembre à minuit.
Il se hissa sur les pattes de derrière. Direction, la cuisine. Un aller et retour frigo-divan pour le kit complet ’ti punch. Citron vert, rhum agricole, sucre de canne. Ces deux derniers dans une proportion de cinq pour un.
Il revint sur ses pas mais ne s’assit pas. Ses yeux se noyaient dans des vagues asia-tiques 16/9. Des corps déchiquetés échouaient sur une plage encombrée de gravats multicolores.
Il zappa, il voulait les blondes aux gros seins. Bientôt, il troquerait la télécommande contre un portable, le verre de rhum ancré dans la paume de la main gauche.

Au dernier réveillon, celui de l’an dernier, il se l’était joué abstinent sexuel, se contentant d’un regard vitreux sur les femmes des autres. Il avait mis un terme à sa fuite éperdue dans les bras des dames, comprenant enfin que ce n’était pas la bonne façon d’enfouir l’histoire cabossée. Alors, il zieutait celles des autres. (Ce mec avait toujours été un peu voyeur).
Peu avant, entre octobre et novembre, il s’était mis à la natation éperdument, un jour sur deux. Son truc : choisir un couloir où s’ébrouaient deux ou trois beaux culs brassant. Il s’élançait alors à leur poursuite. Passait de l’un à l’autre histoire que le cul n’aie pas le temps de se sentir observé. Une technique finement appliquée après avoir sommeillé devant des séries allemandes des après-midi entiers de déprime.
Ne jamais suivre le même cul plus de deux longueurs. Un cul observé se crispe et rend le mouvement des jambes saccadé. Or, la brasse exige un mélange de détermination et de souplesse. Rien à voir avec le crawl !
Les plis plus ou moins marqués de chaque côté du cul, le maillot tendu contre le pubis quand les jambes s’écartent du bassin, les cuisses plus ou moins dodues, les attaches des chevilles. Et la cambrure ! Même vue de derrière, une cambrure reste une cambrure (quand les voyeurs myopes se la jouent esthètes érotomanes !).
Au début de ses pérégrinations aquatiques, il n’était pas très discret. Sa myopie l’obli-geait à frôler les pieds du « cul devant », pour y voir plus clair. Puis, un maître-nageur-complice lui refila une info qui allait bouleverser ses longueurs floues. Il lui révéla l’existence de lunettes de plongée adaptée à sa dioptrie.

L’an dernier, les filles s’étaient contentées de lui envoyer un texto à minuit pile : « Bonne Année Papa, on t’embrasse très fort. » Un texto pour deux ! Finis les longs dialogues gorgés de sanglots des réveillons précédents, de portable à portable.
Il termina le centimètre restant dans le verre en une gorgée, suffoquant à peine. L’habitude. Plus que cinq minutes, juste le temps de presser un autre quart de citron vert, de verser quatre ou cinq centimètres de rhum blanc complété par un centimètre de sirop de canne. Rien à voir avec le sucre de canne qu’on touille en attendant qu’il se dissolve. Pas le temps! Il fallait faire vite avant les douze coups.
Sur l’écran, les blondes semblaient de plus en plus hilares, les mamelons de plus en plus larges et concentriques, les tètons culminant à des hauteurs inaccessibles pour le commun des mâles. Le rhum accroché à la main gauche, le portable coincé entre l’index et le pouce droits, il attendait, tanguant légèrement autour du verre.
L’année dernière, elles avaient changé leur modus operandi. Jusqu’alors, elles lui octroyaient trois ou quatre minutes de mots affectueux, voire tendres, aux douze coups de minuit. Bref, des trucs normaux entre un père et ses deux filles, de 8 et 10 ans, un week-end sur deux. Il avait eu droit à un texto. Pas deux. Un texto pour deux. (Okay, ça ne devait pas être évident un père larmoyant, un vrai spécialiste de l’auto apitoiement!)
Cette année, il avait décidé de prendre les choses en main, de ne plus être l’éternel demandeur. Fini, la mendicité.
À 23 h 58, il leur enverrait un seul texto pour deux. « Moi aussi. Papa. » Pour les trois réveillons à venir, il en toucherait un mot à sa psy.

père nu 001

LE PÈRE NU, recueil d’une dizaine de nouvelles

 

Laisser un commentaire