Il avait quitté l’aéroport de Zaventem depuis trois bonnes heures dont la troisième à attendre une correspondance sur le quai sombre et glauque de la gare Centrale, le sac à dos affalé à ses pieds. Déjà une vingtaine d’heures et une escale à Casablanca qu’il s’était envolé de Bamako. Évidemment, il n’était pas dupe de ce qui s’était passé durant ces quatre dernières semaines. Difficile de parler de ça sans passer pour un rêveur obsessionnel qui tente d’accrocher des rêves anciens à un sol enneigé. Plus jamais il ne ferait le grand écart entre Dedans et Dehors ! Et il n’était pas question qu’on lui parle de voyage initiatique. Il n’avait pas une tête de baba-bobo-babouin.
Dans une heure, il serait rentré. Rentré où ? Pour aller où ? Hahaha ! La bonne blague ! Gag ! Il faudrait déjà qu’il réponde à « d’où je viens ? » D’Ici ? Drôles de questions alors qu’il n’avait pas encore posé un pied dans la neige. Un pied sur le sol gelé, l’autre s’arcboutant sur la terre rouge meuble. Être d’Ici et de Là-bas. Il lui faudrait désormais prendre soin de ses adducteurs !
Ça lui avait fait un foutu choc de se retrouver 225 mètres en-dessous du baobab ! Il avait dû se rendre à l’évidence qu’il ne serait jamais un telem capable de se projeter dans les airs, qu’il ne pourrait jamais s’envoler jusqu’aux grottes troglodytes, juste en dessous du baobab squelettique. Qu’il devrait apprendre à s’enraciner dans le sol enneigé.
Le fleuve à droite, la nationale à gauche. Le train, au milieu, beaucoup plus rapide que les péniches, faisait la course avec les voitures. Lui, en seconde classe dans le troisième compartiment, la tempe droite posée contre l’encadrement de la fenêtre. A sa droite, les berges du fleuve gonflées d’une neige épaisse. A sa gauche, un bitume sec, gelé, à vif. Au-dessus de sa tête, un sac à dos informe, léger. Lui, il dort. Lui vous dira qu’il ne faisait que somnoler.
L’image d’une énorme roche rouge avec un minuscule baobab accroché au bord du bord l’obsédait depuis l’enfance, depuis l’âge de 4 ou 5 ans, quand on se souvient encore de ses rêves au lever du jour, qu’on essaye de les prolonger le plus tard possible dans la matinée. Évidemment, au début, il lui était impossible de donner un nom à ce drôle d’arbre. Il s’était très vite persuadé que ce n’était pas un résineux. Les résineux, il y en avait tout plein autour de lui. Il n’avait jamais aimés ces briseurs de lumière. Il détestait l’ombre noire qu’ils projetaient sur le sol. Lui, il ne rêvait que de la transparence d’une forêt de baobabs, de leurs entrelacs de racines noueuses, épaisses qui labouraient la terre rouge.
Il fallait voir la gueule de l’institutrice maternelle quand il lui rendait un dessin avec un drôle de sapin de Noël suspendu au bord du vide ! Évidemment, le coup du minuscule baobab en équilibre au-dessus d’une falaise rouge, ça l’avait bien servi durant toute l’adolescence pour se conforter dans le rôle de l’éternel incompris. Le mec avec un baobab dans la caboche ! Parce que, évidemment, à douze ans, on sait faire la différence entre un résineux et un baobab. On sait que ça pousse en Afrique et pas dans les Ardennes. A treize ans, il plongeait dans « La vie, mode d’emploi », de Perec. A 14 ans, se saoulait des rythmes brisés de l’Art ensemble of Chicago. A 15, se noyait dans les toiles de Rothko.
Les Autres, eux, au mieux, se satisfaisaient des bouquins de Marc Levy et d’Amélie Nothomb, des premières notes de Seven nation army, des publicités de sous-vêtements féminins sur Internet. Il était hors de question qu’on l’associe à une communauté de boutonneux. Désir obsessionnel de ne jamais ressembler aux autres. Rêve rouge.
Dans une vingtaine de minutes, il sera chez lui à Liège / Luttich / Luik. Il se lèvera, agrippera le sac à dos informe, en palpera la toile, ses doigts à la recherche d’un caillou rouge, un bout de falaise. Rassuré, il quittera le troisième compartiment et posera un pied sur le quai enneigé.
Au sommet de la falaise de Bandiagara, il y a encore un peu moins de trois jours, un baobab minuscule, squelettique s’accrochait à la roche rouge 225 mètres au-dessus de sa tête. Il avait mis plus de vingt ans à trouver le lieu qui servait de décor à ses rêves.
