On s’est retrouvés devant chez moi peu avant 21 heures, je revenais d’un atelier d’écriture. Il était assis sur l’appui de fenêtre, il se roulait une clope, une jupiler à 50 cm de son séant. Je lui ai demandé s’il en voulait une autre. Quelques minutes plus tard, retour du Paki avec 2 jup.
Ça fait seulement 2 mois que je tutoie le Prince du désert. C’est lui qui a commencé avec les Tu ! Le tutoiement, ça aide pour le partage d’intimités. Ça gomme les préliminaires. On en vient rapidement aux questions que je n’aurais jamais osé lui poser quand on se croisait peu avant le premier confinement à la terrasse chauffée du bistrot, à une dizaine de mètres de l’appui de fenêtre. Jeu de cadavres exquis avec ses bouts de passé épars enchevêtrés aux miens. Donnant, donnant. Du troc.
Ça fait 18 ans qu’il n’est plus retourné au bled, pas loin de Casablanca. Il n’aime pas du tout Casa. Moi, Casablanca fait partie de mes villes fantasmées. Et ça n’a rien à voir avec un vieux film noir et blanc !
La famille, ça fait 18 ans aussi. Il me montre une photo de son père sur son smartphone. « Mon meilleur ami ». Un monsieur super classe, costume-cravate avec gilet. Il me parle de ses 3 frères et de sa petite sœur. De sa mère, un tout petit peu. « Adolf Hitler ». De sa première fois à Liège. En 2002 ou en 2006 ou en 2012. J’ai toujours eu un problème avec les dates.
Je me souviens de lui plic-ploc les premières fois dans l’hiver du premier confinement. Petit bonnet en laine bleu sur un crâne impeccablement chauve, visage élégamment barbu bien plus classe qu’un hipster, jean hype à trou-trous aux genoux. Prince du désert perdu sur une terrasse déserte, les doigts agrippés à un smartphone. Il y avait également une vieille dame assise sur une chaise pliante, le regard perdu sur son écran. Et puis d’autres, au fur et à mesure de leur solitude, venus gratter le wifi du bistrot à une dizaine de mètres de l’appui de fenêtre.
Je l’ai revu en sortant de chez moi, au premier déconfinement, les doigts et les yeux accrochés à son smartphone, assis sur mon appui de fenêtre. Bonnet, crâne toujours impeccablement rasé, barbe toujours soigneusement taillée, jean toujours à trou-trous, Nike basses nickels, un café dans un gobelet jetable dispo à 50 cm de son séant, smartphone dans la main droite, clope roulée entre l’index et le majeur de la main gauche. Scène se répétant 2 à 3 fois par jour en fonction de mes pérégrinations dans le monde de Dehors. « Bonjour, ça va ! » Un jour, je lui ai demandé pourquoi il venait chercher le wifi là, sur l’appui de fenêtre, dans ma rue. Il m’a dit que c’était l’un des endroits où l’on captait le mieux le wifi gratuit de la Ville. J’ai enfin compris pourquoi, tous ces mecs rôdant à proximité de l’appui de fenêtre depuis 3 ou 4 ans, les yeux scotchés sur l’écran de leur smartphone.
Le soir où je revenais de l’atelier d’écriture, je lui ai demandé pourquoi Liège. Bermudas en jean, chemise hawaïenne à courtes manches, baskets Nike montantes immaculées. « Parce que je n’aime pas du tout les Marocains de Bruxelles ! »
On a parlé du parking de la banque sur le boulevard, des sdf qui attendaient l’ouverture de l’abri de nuit à une autre dizaine de mètres de l’appui de fenêtre. Il m’a parlé de la musique qu’il aimait par dessus tout. Cat Stevens, Pink Floyd, Fairuz. « À la maison, mon père passait tout le temps Fairuz ! » Il m’a dit qu’il avait 40 ans, qu’il était temps de fonder une famille, qu’il avait vu Madonna à Paris en 2006 ou 2012 grâce à un riche Russe qu’il avait rencontré là-bas. Que c’était génial. Je suis reparti chercher 2 autres jup chez le Paki.
La mi-mars, appui de fenêtre désert depuis 2 ou 3 jours. L’imagination fait feu de tout bois. Où est celui dont tu ne connais pas encore le prénom ? Tu ne sais pas encore que le Prince du Désert s’appelle Rachid. Tu trébuches dans le grand monde de l’Absence. Il y a tous les morceaux de visages croisés, des bouts d’âme qui t’ont construit par effraction. L’ami qui a retiré son masque pour toujours en décembre, par exemple, qui t’a initié aux Residents, à Plastic man, à Madlib, à Panda bear, à Flying lotus, à Gas, à Muslimgauze. Il y a ce puzzle des mots des Autres. À qui appartiennent-ils ? À celui qui les prononce ? À celui qui les écoute ? Et les mots de celui qui ne s’appelle pas encore Rachid, à qui appartiennent-ils ? Es-tu obligé de reconstituer minutieusement la chronologie de vos rencontres ? Après tout, c’est toi le Griot.
Où il est question des frontières fragiles entre autobiographie, autofiction, fiction. Quelles parts de toi as-tu volées aux autres ? Quelles parts d’eux t’ont-ils données ? De quel troc parle-t-on ?
Pendant le second confinement, un autre hiver à la terrasse de ton QG, toujours à une dizaine de mètres de l’appui de fenêtre, on servait du café et du vin chaud. Amalgames de bouts de vie échangés dans le froid. Deux homos quinquas antivax fans de Bigard et de Francis Lalanne, un Croate qui a quitté Sarajevo dans l’enfance bombardée, un forain tatoué qui aurait pu revendiquer le titre envié de plus vieux James Dean de ce côté-ci du fleuve. Il y a cette quadra qui te raconte son connard de mec, Blanche Neige que ça ne faisait pas rire de servir du café et du vin chaud en se les gelant, quelques visages fermés qui venaient chercher du wifi, Blanche Neige qui te dit que celui qui boite l’avait traitée de sale pute lors du premier confinement. Lors du premier déconfinement, six mois auparavant, en plein été, tu avais demandé à Blanche Neige d’où sortait le Prince du Désert. Elle t’avait donné la toute première pièce du puzzle.
Mardi 11 mai, en rentrant chez moi, dans la mi-journée. Le prince du Désert avait repris possession de l’appui de fenêtre. Bonnet, crâne impeccablement rasé, barbe soigneusement taillée, jean à troutrous, Nike hautes, grosse veste fourrée en velours côtelé, pas de café dans un gobelet jetable à 50 cm de son séant. Smartphone dans la main droite, pas de clope roulée entre l’index et le majeur de la main gauche. Il fait encore caillant. Toujours cette voix qui trébuche en français :
– Oh, c’était le ramadan ! C’est pour ça que tu avais disparu ? Tu vas pouvoir à nouveau boire du café et fumer !
– Ttttt ! Je vérifie sur Google. Je ne sais pas si c’est pour aujourd’hui ou pour demain la fin du ramadan. Ça marche avec la lune !
La première pièce du puzzle, quand Blanche Neige m’a dit qu’il était sdf. Les gens qui bossent dans les bistrots sont les seuls chroniqueurs du quotidien crédibles. Avec les griots, bien sûr ! Lui, il m’a dit qu’il dormait dans le parking de la banque sur le boulevard, que c’était plus cool, moins hard que l’abri de nuit à l’autre bout de ma rue.
En grimpant les escaliers jusqu’à l’appart, je l’imaginais errant dans le parking de la banque sur le boulevard au milieu des prières à Allah. Après le ramadan, il a retrouvé clope et café. Et puis il a commencé à alterner café et jup. Il est passé progressivement de la veste en velours côtelé à la chemise hawaïenne. Il m’a raconté ces 8 ou 10 années en Italie avant l’Allemagne, la France et la Belgique sans jamais retourner à Casablanca. Il m’a raconté la voiture qui l’avait renversé en Italie, les papiers qu’il n’a jamais essayé d’obtenir Ici, les endroits pas trop loin de l’appui de fenêtre et du parking de la banque où il y a des points d’eau, le Marocain chez qui il peut aller se doucher, qu’il n’y va qu’une fois par mois parce qu’il ne veut pas déranger, qu’il apprécie ne dépendre de personne, qu’il attend toujours le procès en Italie suite à l’accident de voiture.
Dans l’hiver du second confinement, en sortant de chez moi, je lui ai dit que j’allais me chercher un Dagobert.
– Tu en veux un ?
Il a dit oui. Avec du jambon, bien sûr, j’ai ajouté. On a rigolé.
Il y a plus d’un mois, en reclapant la porte du hall menant à l’appart, je l’ai vu super énervé, les doigts crispés sur le smartphone.
– Ça va ?
– Ttttt ! J’ai parié sur un match. J’ai perdu.
– Championnat de foot du Maroc ?
– De Tunisie.
Un jour, je l’ai retrouvé en larmes sur l’appui de fenêtre. On lui avait piqué son sac dans le parking. On a bu du café côte à côte. Il y a 3 jours, on a parlé du chaud-froid, du changement de température brutal de ces derniers jours. Rachid déteste la chaleur. Tu lui as demandé s’il dormait toujours dans le parking de la banque :
– Si !
– T’avais pas trop chaud il y a quelques jours quand il a fait super chaud ?
Il t’explique avec son français qui sent l’italien que c’est un parking souterrain, que c’est génial parce qu’il n’y fait pas trop froid en hiver, qu’il y fait super frais en été.
Il y a 2 jours, « Blanche Neige du bistrot à une dizaine de mètres » t’a dit, la mâchoire serrée, qu’elle avait viré le Prince du Désert de sa terrasse parce qu’il s’était pris la tête avec d’autres Marocains de la terrasse, qu’il tapait plein de pognon en paris sur son gsm, que c’était un sale dealer, qu’il rechargeait son gsm chez eux alors qu’il prenait son café ailleurs, qu’elle n’en aimait aucun de tous ces Arabes-là.
Pour toi, le Prince du Désert est bien plus qu’un personnage secondaire de fait divers. C’est l’histoire de ceux qui ont traversé la Méditerranée, qui se démerdent à coups de petits trafics, de survie quotidienne, de je ne sais pas de quoi demain sera fait.
Quand tu rentres chez toi, tu le vois assis sur l’appui de fenêtre comme un empereur sur son trône avec ses tatouages multicolores flashy, ses Nike jaunes, son t-shirt impeccablement blanc, son crâne parfaitement chauve, son visage élégamment barbu. Tu serais d’accord qu’on lui attribue le titre officiel de Prince de ta Rue.
Alors, bien sûr, on pourra reprocher à ton récit un excès de romantisme pur sucre. Juste que t’en as rien à caler ! Il n’y a pas d’histoires à écrire sans les équilibristes de la vie à vivre parce que c’est comme ça, que demain n’existe pas, point à la ligne. De toute façon, t’as toujours préféré Stephen Frears aux frères Dardenne. La flamboyance, ça aide à vivre au jour le jour.
(sacd 2024)
