La vallée des larmes, le marabout albinos et le cheval cabré

Parce qu’il fallait absolument un narrateur, qu’il s’est dit qu’il n’avait pas vraiment le choix, qu’il fallait se résoudre à mettre en scène ces dix derniers jours. Que vivre au milieu d’un puzzle les pieds dans l’eau, c’est pas tenable.
Là, maintenant, il regarde la longue table en métal, le gobelet jaune en plastique scintillant, le bol noir en céramique empli de coques de pistaches. Son regard myope ne se porte pas au-delà.
Dehors, il pleut. De grosses gouttes rêches, tonitruantes. Le soleil s’est fait virer depuis près de deux semaines. Lui, au bout de la table, il a pris la posture du narrateur omniscient. Celui qui voit tout d’en haut. Dieu, quoi !

Il y a ces nuages qui ont explosé au-dessus de la vallée depuis une dizaine de jours, nuit et jour, sans intermittence. Les torrents de désolation sur les écrans, les cascades d’eau brune qui dévalent le long des maisons, les rivières qui se la pètent et se prennent pour des fleuves. Quant aux cadavres, ils sont discrets. Ça ne flotte pas, un cadavre. Ça se laisse entraîner tout en fond pour réapparaître tout boursouflé deux ou trois semaines plus tard.
Dehors, dans la boue, émergent de nouveaux hérauts qui se racontent. A chacun son mur de boue. C’est la valse des émotions.
Les nouveaux héros se mettent en scène avec leurs bottes toutes neuves, échangent leur smoking contre le kit complet Indiana Jones. Selfies à gogo tout sourire avec enfer brunâtre en arrière-plan. Il semblerait que se vautrer dans la boue avec une bonne conscience toute propre devienne une discipline olympique !

Le narrateur regarde la pluie qui fouette les vitres du deuxième étage. « Les visages pâles vont devoir apprendre à danser sous la pluie », lui avait dit un marabout albinos croisé en ville le dernier week-end de juin. Lui, il avait haussé des épaules. Les prédictions, ça n’a jamais été son truc. Ses yeux et ses oreilles se posent à nouveau face à l’ordi. Le chagrin des gens de la vallée inonde l’écran avec une voix off par-dessus. On fait les comptes. On raconte que la dame des contrées brumeuses s’est recroquevillée entre deux chats. Des voisins parlent du cheval cabré qui aurait gagné une prairie là-haut, d’un cow-boy à la démarche légèrement hachée, au buste légèrement penché vers l’avant, comme s’il avançait constamment face au vent. Certains l’ont vu chanter des cantiques à la tombée de la nuit du 15 juillet sur le faîte du toit de la salle des fêtes. Une vieille très vieille déclame la légende de la sorcière des Ardennes d’une voix épuisée. Gros plan sur son visage gris. On raconte que la belle sorcière s’est évaporée en larmes d’argan.

Le narrateur omniscient zappe. Il a définitivement perdu pied dans la vallée. Ses yeux se posent sur le gobelet jaune en plastique scintillant, puis voyagent jusqu’au bol noir en céramique empli de coques de pistaches. Le marabout, lui, y verrait peut-être un signe des cataclysmes à venir ! Le narrateur se dit qu’il est temps de changer de boulot.
(sacd 2024)

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