rue sur la Fontaine

La première fois qu’il la vit sortir de l’immeuble en face, il la salua d’un sourire éclatant, lui souhaita une belle journée. Le genre de sourire qu’on ne peut ignorer à moins d’être aveugle voire sourd voire les deux conjointement. Ce n’était nullement par devoir de politesse ni par respect pour l’âge respectable d’une femme qui devait, à 2 ou 3 ans près, avoir le même âge que sa mère quand elle est morte il y a un siècle ou deux.
C’était son pari du matin. Accrocher un bonjour, le plus vite possible, à peine sorti de chez lui, encore sur le pas de la porte. Sa manière à lui de reprendre contact avec le monde du Dehors. Elle, frêle, avec des airs de grande bourgeoise aux lombaires arthrosées, boitillant légèrement, presque sur la pointe des pieds, elle releva la tête, le toisa du haut de ces 160 centimètres et quelques. Selon toute vraisemblance, elle devait bien faire sept ou huit centimètres de plus il y a un siècle ou deux !
Lui, il venait d’emménager dans cette rue essentiellement fréquentée par les oubliés de la nuit, ceux qui n’avaient pas trouvé leur place dans l’abri de nuit du bout de sa rue. Il se souvint de la rue d’avant, quand il débarqua dans la Ville au Fleuve. Un bouquiniste, un disquaire, une boîte de nuit transformée en abri de nuit à la fin des années 90. Puis sa rue était devenue bipolaire. Parfois « Blue in the face », parfois « Taxi driver » Avec des relents plus ou moins prononcés d’urine été comme hiver.

Chaque fois qu’il quittait son appartement, ses yeux butaient systématiquement sur cette énorme maison du 17ème siècle – il y avait un petit panneau qui le précisait au pied de la porte cochère. A droite de la double porte, une dizaine de boites aux lettres. A gauche, une dizaine de sonnettes pour un parlophone solitaire. Il lui était impossible de se faire une idée exacte des occupants de l’immeuble. Défilé de corps aux visages interchangeables. Il se souvenait qu’il a y trois ou quatre ans, une Mercedes noire aux vitres tintées et aux plaques roumaines s’arrêtait quotidiennement devant la double porte entre 10 et 11 heures du matin. En sortaient deux adolescentes à la silhouette Kardashian, à peine couvertes d’un peignoir rose. La Mercedes revenait entre 16 et 17 heures. Les deux filles sortaient du bâtiment quelques minutes après les deux coups de klaxon.
L’homme du duplex en face attribua un prénom à la femme âgée. Sophie. Sophie, comme sa mère. Petit à petit, à coups de « bonjour » et de « bonne journée », il parvint à adoucir le visage de sa Sofie, ce que son père n’était jamais parvenu à obtenir de sa Sophie à lui. Alors ils commencèrent à s’échanger quelques bouts de phrases. Alors il se décida à franchir une étape dans leur relation figée. Les deux ou trois premières fois, elle répondit par un regard interrogateur auquel vint s’ajouter progressivement un sourire de moins en moins crispé, des bouts de monologues où elle se lamentait des affres de la vieillesse. Que le quartier avait bien changé. Que vieillir, c’était tout faire au ralenti. Qu’elle avait envoyé sur les roses son médecin qui lui avait proposé de louer un déambulateur, que c’était remboursé par la mutuelle, que ce n’était pas la mutuelle qui allait lui rendre ces dix dernières années arthosées. Qu’elle n’imagine pas l’horreur d’un déménagement, que son mari n’avait jamais voulu se débarrasser du moindre quotidien, du moindre magazine, du moindre livre. Qu’il y avait 48 ans qu’ils habitaient là, que son mari était parti il y a cinq ans.

Il avait une belle collection de déménagements derrière lui, générée exclusivement par des ruptures amoureuses définitives. A chaque tremblement de terre amoureux, il chargeait ses bd, ses vinyles, ses cd’s, sa Bialetti dans sa voiture et changeait de ville. Ça, c’était avant qu’il ne se métamorphose en procréateur fou. Depuis il était condamné à rester dans la Ville au Fleuve, minimum une semaine sur deux. Plus question de se refaire une virginité amoureuse dans une nouvelle ville !
A chaque rupture importante digne de ce nom, il se contentait de sauts de puces.
Il changerait de quartier et se rachèterait un matelas et un frigo.
Il devait en être à ses quatrièmes ou cinquièmes frigos et matelas dans la Ville au Fleuve. Il en devint bientôt l’explorateur attitré.
Avant de vider ses caisses, après avoir branché la chaîne hifi, il partait en reconnaissance dans son nouveau quartier à la recherche d’un point de chute pour le café matinal. Dans ses périodes de célibat, la caféine n’avait pas droit de cité chez lui. Le café, ça se prenait entre quatre yeux. Point.
Alors recommençait une déambulation à la recherche du bistrot qui deviendrait son point d’appui pour son retour quotidien dans le monde de Dehors. Son périple matinal : escroquer deux ou trois « bonjour » à des visages inconnus, acheter un pain au chocolat ou une gosette à la rhubarbe, atterrir devant un café noir dans son nouveau QG.
Dès qu’il mettait le nez dehors, son regard s’arrêtait sur la double porte verte aux 10 sonnettes. Petit à petit, il apprivoisa sa Sophie. Il pensait alors à son père qui s’était heurté toute sa vie à un mur de parpaings chaque fois qu’il avait tenté d’amadouer la sienne. Celle du fils se dérida progressivement le temps d’un été et d’un automne. Elle répondit par des sourires de plus en plus généreux à ses « bonjour ». Petit à petit, ils échangèrent des bouts de vie. Ils passèrent ainsi du temps qu’il faisait à des « Et vous ? » qui répondaient à ses « Comment allez-vous ? » Dans les jours précédant leur deuxième Noël, il se risqua à lui demander ce qu’elle avait prévu pour le réveillon. En famille, lui répondit-elle. Elle ajouta qu’elle le passerait chez sa fille. Il n’eut pas besoin de pousser la porte qu’elle avait enfin entrouverte. Elle jouta encore qu’elle avait eu deux filles, qu’elle en avait perdu une.
Le fils avait vaincu le signe indien des mères définitivement acariâtres.
C’était trois mois avant l’invasion des sacs gris.

Un matin du printemps suivant, il assista aux prémices d’un amoncellement de sacs gris sur le trottoir d’en face, pesta contre ces barakis rétifs à toute forme de recyclage. Curieusement, aucune effluve nauséabonde ne s’en échappait. Chaque jour, de nouveaux sacs gris venaient étouffer les précédents. Encore et encore. Toujours l’absence de toute odeur pestilentielle. Puis, un contenu étrange s’échappa des étages inférieurs, s’étala au delà du trottoir, dans le caniveau. Il vit ainsi resurgir des bribes de son enfance à lui, des vestiges de son histoire familiale. Plusieurs volumes de l’encyclopédie Universalis, des exemplaires de Paris Match, des cahiers à l’étiquette jaunie parcourue d’une écriture calligraphique, des recueils de Spirou et de Tout l’univers, des polars à la couverture jaune orangée des éditions du Masque. Des vestiges d’une époque où une vie de couple, c’était pour la vie. Il se souvint de ce coup de fil du Père un soir. Il se plaignait de la vie avec leur Sophie comme s’il attendait que le fils trouve une solution à un tirage au sort foireux remontant à plus d’une quarantaine d’années. Le fils expliqua au Père, qu’il y a une quarantaine d’années, sa mère et lui avaient tiré au sort. Que Sophie avait gagné le fouet et les talons aiguilles, que le père s’était retrouvé avec le string en latex avec les clous tournés vers l’intérieur, que le fils trouvait improbable que la mère accepte un troc rétroactif.

Lui, il s’inquiéta de l’absence de sa Sophie durant cette dizaine de jours où s’amoncelaient les sacs gris. Il entrevit deux ou trois fois ce quarantenaire qui sortait de l’immeuble d’en face un sachet gris dans chaque main, les jetait négligemment sur le trottoir. Rentrait les mains vides, ressortait quelques minutes plus tard, se débarrassait des sachets gris, les jetant de plus en plus loin, éventrant ainsi plusieurs d’entre eux. Il y eut cette fin de matinée où, en rentrant chez lui, il fut attiré par un petit cadre dépassant d’un sachet gris. Il le prit dans ses mains. Le portait d’une gamine souriante parce que, à l’époque, le photographe qui venait prendre les portraits de chaque élève à l’école, ordonnait à l’enfant de sourire pour « papa et maman ». Et puis, l’enfant recevait en classe une enveloppe contenant plusieurs formats de la photo prise. Les parents n’avaient plus qu’à faire leur choix – en général sans que l’enfant ait son mot à dire – et glisser dans l’enveloppe l’argent correspondant à la liste de prix.

Il prit le cadre en main, posa un regard doux sur le regard figé de la fillette quand la double porte s’ouvrit sur sa Sophie se débattant avec un déambulateur. Elle lui expliqua que sa fille et son beau-fils lui avaient trouvé un appartement plus pratique, plus moderne à 500 mètres. Il lui montra le cadre. Elle s’indigna, se plaignant de ces gens sans gêne qui vont fouiller dans les poubelles des autres.
Il insista, lui montra à nouveau le cadre :
– C’est ma fille !
(dépôt sacd 2025)

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