Bamako-Matonge-Bamako (songs part 9)

Fin février 2024. Ici, à Ségou, à 240 km de Bamako, les journées se déroulent sous 39°, les nuits avec ou sans ventilateur sous 34°, entre deux coupures d’électricité plus ou moins longues, entre des coupures d’eau plus ou moins longues, une connexion internet en pointillés. Avec un ciel d’un bleu aveuglant. Kingston devait ressembler à Ségou en 1976. Avec le fleuve Niger dans le rôle de la mer des Caraïbes.

Bruxelles, 1976, plein soleil, on sort des cours (un bac histoire-français-moral), on descend la longue avenue. Ils devaient assister aux « Midis de la poésie ». Obligés, pour les cours. On ignore le tram. Ça fait près de deux ans que celui « avec des lunettes rondes à la John Lennon » ne prend plus les transports en communs bruxellois. Tout le fric ainsi économisé se retrouve investi en vinyles, bandes dessinées, bouquins de SF. Celui qui l’accompagne n’a aucun rôle dans l’histoire qui suit, on n’en parlera plus. Au carrefour, quelques centaines de mètres plus bas, un disquaire. Jamais vu. Normal, il ne prenait jamais cette avenue ! En vitrine, ce lp. « Reggae got soul ». Une illu avec un palmier riquiqui sur la pochette. Lui, celui à lunettes que ses condisciples appelaient « singe à lunettes » quand il était gamin, avait toujours eu un amour immodéré pour les palmiers. Une enfance africaine aux sons des tam-tams. Ceci expliquant cela ? Il connaissait Toots and the Maytals. Bob Marley, évidemment, pas le choix. I.Roy, U.Roy, aussi. Il a tout de suite accroché au dub, à l’esprit « sound system ». Dans les eighties, il fera comme tout le monde. Il revendra sa platine Lenco, ses vinyles, achètera un lecteur de cd Philips, rachètera « Reggae got soul » en cd, se retrouvera avec ses albums de reggae sur les bras. Les fans de new-wave, de l’ambient naissante, les futurs fans d’électro n’en auraient rien à faire de la Jamaïque. Le dubstep, ce serait pour la toute fin des nineties.
La vente des vinyles sponsoriserait les voyages à Paris, Istanbul, Londres avec sa nouvelle Amoureuse.

1975, il habite Ixelles, une commune bruxelloise à près d’une heure de marche de ses cours d’ex futur enseignant. A quelques centaines de mètres de chez lui, rue de l’Athénée, Caroline music – référence explicite à la radio pirate anglaise émettant à partir d’un bateau. Un grand mec dégingandé tout pâle l’initie au Reggae. Coup de foudre. Une musique avec plein de palmiers. Chez Caroline Music, il ignorera le punk. Il le découvrira à l’aube des années 80 dans une autre ville, chez un autre disquaire, Camembert Électrique.
Première fois qu’il prend conscience de son enfance africaine nichée dans les replis de sa mémoire. Qu’il perçoit du bleu pétant, du jaune aveuglant, du vert acidulé, du rouge écarlate dans la musique. Ici, pas de nuances entre deux couleurs. PAF ! Prends ça dans le ventre ! Pas comme chez les visages pâles où l’on se gargarise de nuances. Avec des basses ronflantes et feignantes, des notes de piano plic-ploc juste là pour étayer la rythmique, des batteries au son mat traitées comme des tam-tams, des guitares qui se contentent d’être rythmique – ça fait du bien après plus d’une décennie de solos gonflants, des espèces d’orgues Hammond aux gimmicks répétitifs. Des voix rugueuses et nonchalantes qui crépitent sur les morceaux de dub. Toots, lui, est encore ailleurs. C’est la voix qui emporte tout sur son passage, une vague chaude mentholée. Un peu comme celle d’Otis Redding.
(je ne connaissais pas encore Otis.) Et puis, pour lui, ça manquera toujours de palmiers chez Otis.

Toots Hibbert qui fut le premier à prononcer le mot reggae en 1968 avec «  « Do the reggay », Toots qui l’initia aux ska et rocksteady fondateurs. Plus d’une quinzaine d’années plus tard, après le punk, la new-wave et l’ambient, il reviendra au reggae, après plusieurs séjours dans les Caraïbes. Ceci expliquant cela ? Retour aux pays des couleurs franches avec de vrais bleus, de vrais jaunes, de vrais rouges, de vrais verts. Des vagues chaudes mentholées comme des petits punchs sucrés. Cela se traduisit chez lui au niveau vestimentaire : chemises chamarrées, à fleurs, ou pas. Il s’en défit quelques années plus tard quand ses fils de 7 et 9 ans commencèrent à l’appeler « Carlos » sur le chemin de l’école, dans la cour de récré, partout. (Big bisou, mes Mecs.)

Toujours à Ixelles, toujours à quelques centaines de mètres de chez lui, le Matonge. Un mini Congo niché au cœur du haut de la ville blanche traversé par une mini galerie commerçante où ça crie, ça rigole, ça s’exclame en lingala – il en reconnaissait certains mots. Les hommes paradaient sapés comme des princes, les femmes en boubous multicolores, à la posture orgueilleuse de celles à qui on ne le fait pas. Au milieu de la galerie, sur la droite quand on vient de la chaussée d’Ixelles, un disquaire. Une disquaire. Quand on pénétrait dans ce lieu la première fois, attiré par la rumba congolaise et le soukouss, on se dirigeait timidement vers les bacs, presque sur la pointe des pieds, baissant le regard, essayant en vain de rendre transparente la couleur de sa peau toute blanche. On piochait au hasard deux, trois vinyles qu’on allait écouter au casque sur l’une des deux platines – toujours la tête baissée. On faisait deux ou trois allers et retours. Après une dizaine d’écoute, on prenait son courage à deux mains, direction le comptoir derrière lequel trônait une femme blanche, une toubab dans la cinquantaine. Alors, on relevait la tête, on esquissait un sourire muet en lui tendant les deux vinyles choisis. On osait s’imprégner du lieu pour la première fois, on relevait la tête, on écoutait les bribes d’exclamations autour du comptoir, on tendait l’argent à la disquaire. On prenait subitement conscience des intonations de sa voix pour la première fois. Une vraie kinoise. La première fois, il y découvrit Prince Rochereau et Zaiko Langa Langa.

Ségou, fin février, aujourd’hui. Le week-end prochain, on quitte Ségou pour deux jours, on prend le car pour Bamako. On va retrouver notre pote Titi. C’est festival de reggae à Bamako.

photo vitrine Matonge

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