Le dimanche 7 octobre 2012, il avait décidé de s’emparer de Waiting for the sun, 500 pages de Barney Hoskyns racontant la musique de Los Angeles, des années 30 à Beck. Il y avait une dizaine de jours qu’il avait terminé Une voix dans la nuit de Armistead Maupin, l’auteur des Chroniques de San Francisco. Et, hop, retour à la case départ ! Vertige absolu devant ses piles de livres. Une dizaine de jours à tourner en rond autour de toutes ces piles dans les trois pièces en enfilade à se demander « Lequel ? » La pile à 50 centimètres de son oreiller sur un tabouret déguisé en table de nuit, une autre sur le plancher à moins de 2 mètres, les 3 piles de bandes dessinées sur la table basse dans le salon. La petite pile qui s’effondrait négligemment sur la grande table métallique de la salle à manger à deux ou trois mètres de la pile verticale de vinyles pas encore écoutés. Des tours de papier qui s’élevaient, se déplaçaient, se réorganisaient au fil de ses déambulations dans l’appartement, caravanes nomades se baladant dans les trois pièces en enfilade. Des dizaines et des dizaines de livres pas encore lus (maladie orpheline d’un ex libraire ?). Certains erraient, s’empilaient depuis plusieurs années (bien avant le passage à l’euro), n’avaient pas d’autre choix que de suivre le lecteur dans tous ses déménagements. Ce dimanche-là, c’était au tour de Waiting for the sun.
Il écrivait sa propre histoire rien qu’en jetant un coup d’œil aux étiquettes collées sur les quatrièmes de couverture (prix/provenance/mois/année). Pour la pile géante, il avait fait fort ! Il les avait achetés à Boulogne-sur-Mer au début des années 2000. Quatre jours de vacances à Wissant, quatre matinées de décembre au Furet du Livre à grands coups de carte Visa pendant que les deux petits mecs et leur cousin faisaient des concours de pets dans la chambre mansardée à Wissant. C’est au Furet qu’on lui avait mis Le combat ordinaire de Manu Larcenet sous les yeux, qu’on lui avait mis dans les mains un beau gros pavé rose saumon, Blonde de Joyce Carol Oates. (aujourd’hui, vendredi 14 juin 2019, il ne l’a toujours pas lu). Il déplaçait le beau gros pavé rose régulièrement, lui trouvait une nouvelle place sur l’une des trois kallax blanches toutes les 8 ou 9 ou 10 semaines, dépliait la jaquette rose saumon avec la Marilyn de Warhol en gros plan flou toutes les 8 ou 9 ou 10 semaines, le feuilletait toutes les 8 ou 9 ou 10 semaines. Ce n’était pas encore le bon moment. Ça n’avait jamais été le bon moment. Il en était persuadé : il y a un moment pour chaque livre. Il y avait La route du retour acheté à sa sortie – c’était une époque où il pouvait se permettre de ne pas attendre l’édition de poche – 400 pages qu’il s’était interdit d’entamer tant qu’il n’avait pas relu Dalva, son prédécesseur. L’histoire de la belle indienne. Le 14 juin 2019, il n’a toujours pas lu La route du retour, n’a toujours pas relu Dalva. Et Jim Harrison s’est cassé depuis un bon moment.
Une dizaine de jours avant de se décider pour Waiting for the sun, il tomba sur les deux premiers numéros de Believer, un trimestriel à la présentation austère traitant de la narration dans tous ses états. Il avait enfin – lui semblait-il – trouvé sa formule de transition d’entre deux livres. Il y avait cinq ou six semaines qu’il les trimballait dans son sac en toutes circonstances, qu’il les feuilletait, s’accrochait à un titre, lisait les premières lignes de l’article en dessous d’un chapeau racoleur, parcourait le sommaire pour la énième fois. Entamait le texte de Nick Hornby, se demandait si c’était le bon moment. Pas question d’enfermer Nick Hornby ou Gus van Sant dans sa routine grise. Début octobre, il s’était contenté à nouveau des mots de vieux Rif Raf, de vieux Inrocks, de Trax. Ses interludes à lui, sortes de caisson hyperbare qui lui permettaient de passer d’un auteur à l’autre sans risque de décompression, afin d’atténuer les effets du baby blues.
Vers 11h du matin, le dimanche 7 octobre 2012, lorsque l’Amoureuse fut partie, il se fit couler un bain brûlant, glissa Los Angeles Nuggets 1965-1968 dans le lecteur cd et partit en apnée dans la lecture de Waiting for the sun, gros bouquin dos carré tout doré avec lettrage Noir et Blanc, éditions Allia. La Classe ! Los Angeles dans la salle de bain, dans les trois pièces en enfilade. Lecture politique d’une culture, avec James Ellroy comme anthropologue de La cité des Anges. Et Beck comme grand bidouilleur-mixeur angeleno en post-scriptum, page 453. Les éditions Allia, petite tour de livres multicolores autour de la musique, qui se dressait sur la cheminée de sa chambre. Objets parfaits, monochromes tout en aplat. Il les lisait au compte-gouttes, les manipulait régulièrement avec précaution, se régalait du travail de mise en pages. De la couleur du papier, de son épaisseur, du lettrage. Un jour, il se les payerait tous. Waiting for the sun, il l’avait acheté au Comptoir du livre, en 2005. Sept années à le draguer, le caresser, l’apprivoiser. L’ouvrir, le feuilleter, déchiffrer le sommaire, les têtes de chapitres.
Le lundi 8 octobre 2012, fin de matinée, il sortit de Livre aux trésors avec l’Amoureuse. Lui avec Just Kids de Patti Smith, Marcinelle 1956 de Sergio Salma et Le Monsieur aux Couleurs, bande dessinée de Roberto La Forgia. Elle avec Kiss and Cry de Michelle Anne De Mey + Jaco Van Dormael, et le coffret dvd Rosas de Anne Teresa De Keersmaeker. Il ne lira jamais Marcinelle 1956. Pas toujours facile de distinguer l’homme de l’artiste ! Lundi soir, il scruta les immeubles de papier, envisagea une nouvelle tour pour les 3 nouveaux, commença Objectif de Hitonari Tsuji, le referma après quelques pages. Reprit Le Lieu perdu de Norma Huidobro abandonné en cours de route six mois auparavant. Ce n’était pas le bon moment pour ces deux-là ! Il caressa les 3 nouveaux, relut les titres et noms des auteurs sur la tranche, les feuilleta juste un peu. Beaucoup trop tôt, pas assez fantasmés. Il était temps de retourner à Waiting for the sun entamé la veille. Ce lundi soir-là, un mail de Boomkat. Yes ! Le nouveau Flying Lotus pour le jeudi 11octobre. Pas sûr qu’il l’écouterait avant plusieurs semaines – voire quatre ou cinq mois. D’abord apprivoiser la pochette, faire glisser le LP en dehors du cartonnage glacé, le tenir entre le pouce et l’index. Lui trouver une place sur la cheminée, l’intégrer dans l’espace des trois pièces en enfilade, le déplacer, le mettre en scène sur l’une des trois kallax. Répéter l’opération une dizaine de fois. Attendre le bon moment.
Vendredi 14 juin 2019. Il y a une petite quinzaine de jours, il terminait une bio de Lizzy Mercier Descloux. Il y a deux jours, il refermait Le roi de La Havane de Pedro-Juan Guttierez. Retour à la case départ. Aujourd’hui, anthropologie des piles. Déambulation dans l’appartement. Il y a trois ans, il s’enfuyait des 3 pièces en enfilade pour un duplex en colimaçon. Entre les deux, il avait fait le deuil de plusieurs tours qui avaient trouvé de nouveaux propriétaires. Des centaines de livres se passeraient désormais de lui.
Là, maintenant, 14 juin 2019, il se retrouve face à 4 petits buildings à l’architecture plic-ploc-brinquebalante. Il pioche dans les fondations, en extrait Italiques jubilatoires de Natalie Goldberg (un de ses livres Culte en matière d’ateliers d’écriture / il doit préparer un nouvel atelier d’écriture) et Menteurs amoureux de Richard Yates (il adore les nouvelles : c’est la faute à Cheever à Brautigan à Carver). Il les dépose sur la deuxième marche de l’escalier en colimaçon tout proche. Il revient avec Entre eux de Richard Ford (il veut tout savoir de Richard Ford), Survivants de Russel Banks (encore des nouvelles), Les fantômes du vieux pays de Nathan Hill, en poche (il a décidé qu’il n’y aurait plus que du poche dans les nouvelles piles). Il les dépose sur la troisième marche de l’escalier en colimaçons qui mène à la chambre. Il se dirige vers une cinquième petite tour à l’architecture plus rigoureuse qui s’élève dans la banlieue proche des 4 petits buildings, à 3 ou 4 mètres. C’est la bande de l’école de Palo Alto qui la squatte. Il sait qu’il n’échappera pas d’ici septembre à Weakland, Fish et Watzlawick. Il se contentera des disciples. Il s’empare d’Une logique des troubles mentaux de Wittezaele et Nardone, le dépose sur la quatrième marche. Il se redresse, marque un temps d’arrêt dans sa cueillette, sourit. Avant-hier, il a envoyé un mail à Livre aux trésors, leur a commandé Quand on rêvait de Clemens Meyer (il n’existe pas en Poche). Il y a 3 jours l’amie de Ligurie lui a envoyé un WhatsApp avec la couv du bouquin : Tu dois lire ça !