L’homme des Terres-Glacées et la dame des Basses-Terres

La dame des Basses-Terres se souvient encore aujourd’hui du jour où l’on retrouva son corps échoué sur les bords de la lagune rouge, sa tête rêvant sur un oreiller d’hibiscus. C’était au début du second printemps de l’année. Elle sourit. C’était son tour, ce matin-là.
Il avait mis cinq semaines avant de comprendre qu’Ici, l’année se divisait alternativement en deux printemps et deux étés ; lui qui venait des Terres Glacées, d’une banquise où la nuit régnait 22 heures sur 24, 254 jours sur 265 ; lui qui venait d’un pays où les plaies ne se refermaient jamais. Les autres femmes lui avaient amené le corps inanimé encore couvert de l’argile écarlate. La dame des Basses-Terres nettoya son visage, rendit vie aux paupières, contempla longuement le bleu électrique de ses iris. Ce bleu-là n’était pas un bleu d’Ici. C’était un bleu qui ne se réveillait qu’à la tombée de la nuit, qui s’éteignait au lever du jour.
Elle dut s’habituer à la couleur de la nuit. Il n’y avait pas d’autre solution si elle voulait revendiquer une part de ce bleu-là. Elle apprit à se mouvoir sans trébucher dans l’obscurité, à discerner le bien du mal dans l’ombre foncée. Il lui apprit à distinguer le noir d’aniline du noir Dorian. Elle lui apprit, à chaque lever du jour, juste avant que le soleil ne brûle ses paupières, à distinguer le pourpre du carmin. Elle lui raconta les couleurs d’Ici pendant cinq semaines laissant l’argile  cicatriser la chair. Il lui murmura les couleurs de Terres-Glacées. Sa bouche savait rendre le monde encore plus joli qu’il ne l’était. Ils s’aimèrent sans crainte pendant dix mois. Ils avaient confiance dans le pouvoir de leurs iris. Lui, il savait qu’elle ne serait jamais une tricheuse.
Elle sourit, posa son regard sur le grand baobab décharné. Pas de soupir dans les yeux de la dame des Basses-Terres. Rien qu’un souvenir amusé d’il y a une bonne dizaine de printemps quand elle revoyait ses grimaces chaque fois qu’elles lui servaient le tô. Son regard revint à la terre rouge quand elle entendit le cri des autres filles. Elles criaient joyeusement qu’il y avait un nouveau corps échoué sur le tapis d’hibiscus. Que c’était à nouveau son tour.

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Les feuilles âcres du baobab

3 réflexions sur “L’homme des Terres-Glacées et la dame des Basses-Terres

  1. je ne sais pas pourquoi ce texte ci me touche tellement fort, c’est comme une brûlure, une caresse et de l’ivresse merci Michel de l’avoir écrit Colette >

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