Depuis son retour des marécages des Terres Rouges il y a bien plus de 10 mois, l’homme des Terres Glacées ne supportait plus ces voleurs de lumière, ces épicéas opaques aux branches statiques, semeuses de mousse verdâtre. L’homme des bois ne rêvait plus que de savane et d’hibiscus, de la Terre Rouge surplombée du soleil à la chaleur moite de Là-bas. Il ne les supportait plus, pas plus que le soleil d’Ici aux rayons gelés qui recouvrait un continent de mers glacées et de forêts immortelles, immobiles. L’homme des Terres Glacées se réveilla mollement, sans surprise, avec ennui. Parce qu’il était arrivé au bout du rêve de la nuit dernière. Parce qu’on ne décide pas de la fin d’un rêve. Parce qu’il n’y avait pas d’autre solution que de se réveiller. Il bâilla deux ou trois fois. Des bâillements de lassitude. Alors, comme chaque matin, il observa les cicatrices sinueuses qui zébraient son torse. Ses yeux s’arrêtèrent méticuleusement sur les stries pâles qui se frayaient un chemin dans sa chair comme autant de cours d’eau se noyant dans le delta des Terres Rouges. Ses yeux bleus se baladèrent dans la lagune des Sirènes en parcourant chaque méandre de chaque cicatrice. Il se retourna, souleva l’oreiller, y glissa la main, caressa de l’index droit le caillou terre de sienne aux reflets rougeoyants. Morceau de Là-bas. Cadeau de la dame des Basses-Terres. Il soupira, deux ou trois fois, comme chaque matin. S’habilla, sortit du cabanon. Un cube de 3 mètres sur 3 envahis par l’odeur résineuse-nauséeuse, 12 mois sur 12. Perdu dans un océan d’épicéas. Le regard ne se projetait jamais qu’à 2 ou 3 mètres de lui avant de se heurter à un tronc mousseux. Comme chaque matin depuis son retour de la lagune rouge, il espérait que ses yeux lui ramèneraient un baobab. Un beau-grand-gros baobab efflanqué, décharné. Majestueux, avec des racines noueuses courant nerveusement sur le sol argileux.
Il y a bien plus de 10 mois, il quitta le territoire des Basses-Terres aux prémisses de l’aube, remonta l’allée de schiste rouge surmontée du grand baobab décharné. Ses racines à fleur de terre, tortueuses, lui indiqueraient le chemin du retour. De ça, il était sûr. Il s’inclina devant le vieil arbre à la sève âcre, escalada la première des sept collines. Chacune d’entre elles avait une histoire inscrite dans le ventre des marais. Ici, les saisons s’étendaient mollement dans une douceur moite et chaude. Deux printemps, deux étés, alternativement. Les sirènes d’en bas lui avaient appris les vertus de la boue rouge pour soigner les plaies quand elles l’avaient trouvé surnageant entre deux eaux. Les quatre saisons moites et chaudes lui avaient dessiné de belles cicatrices tortueuses à fleur de peau. Il caressa la poche revolver gauche de son jean et sourit. Il en avait fini avec l’escalade de la première colline, s’arrêta au sommet. L’homme des Terres Glacées se retourna, songeur, en direction du feuillage décharné du baobab. Il esquissa très vite une grimace, plutôt un sourire grimaçant. En bas, tout était immobile. Pas le moindre remous n’agitait la surface empourprée des marais. Un tapis d’hibiscus en fleurs marquait une limite douce et tourmentée entre la terre ferme et le liquide flasque terre de sienne, aux reflets rougeoyants. Il était prêt à quitter sans nostalgie, du moins le croyait-il, il y a bien plus de 10 mois, le pays des marécages pour regagner le Pays glacé. Il savait qu’il appartiendrait pour toujours à la lagune des Sirènes.
Il prit la direction de la seconde butte. Ce qui était certain, c’est qu’il ne regretterait pas ce jus verdâtre, épais, gluant, issu des feuilles du baobab, qu’elles lui servaient sur le tô chaque jour juste avant que le soleil se couche. Il esquissa à nouveau un sourire grimaçant. Glissa sa main dans la poche revolver gauche de son jean, caressa le caillou terre de sienne aux reflets rougeoyants qu’elle lui avait donné la veille juste avant que le soleil se couche.
La dame des Basses-Terres se souvient encore aujourd’hui du jour où l’on retrouva son corps échoué sur les bords de la lagune rouge, sa tête rêvant sur un oreiller d’hibiscus. C’était au début du second printemps de l’année. Elle sourit. C’était son tour, ce matin-là. Il avait mis cinq semaines avant de comprendre que, Là-bas, l’année se divisait alternativement en deux printemps et deux étés ; lui qui venait des Terres Glacées, d’une banquise où la nuit régnait 22 heures sur 24, 254 jours sur 365, lui qui venait d’un pays où les plaies se contentaient de gercer. Les autres femmes lui avaient amené le corps inanimé encore couvert de l’argile écarlate. Elle nettoya son visage, rendit vie aux paupières, contempla longuement le bleu électrique de ses iris. Ce bleu-là n’était pas un bleu qu’on trouvait dans la lagune. C’était un bleu qui ne se réveillait qu’à la tombée de la nuit, qui s’éteignait au lever du jour. Elle dut s’habituer à la couleur de la nuit. Il n’y avait pas d’autre solution si elle voulait revendiquer une part de ce bleu-là. Elle apprit à se mouvoir sans trébucher dans l’obscurité, à discerner le bien du mal dans l’ombre foncée. Il lui apprit à distinguer le noir d’aniline du noir Dorian. Elle lui apprit, à chaque lever du jour, juste avant que le soleil ne brûle ses paupières, à distinguer le pourpre du carmin. Elle lui raconta les couleurs de l’hibiscus pendant cinq semaines laissant à l’argile le temps de cicatriser la chair. Il lui murmura les couleurs de Terres-Glacées. Il l’appela la dame des Basses-Terres. C’est encore lui qui appela les terres rouges La lagune des Sirènes. Sa bouche savait rendre le monde encore plus joli qu’il ne l’était. Ils s’aimèrent 1 printemps et 1 été. Ils avaient confiance dans le pouvoir de leurs iris. Lui, il savait que la femme aux mille visages ne serait jamais une tricheuse. Elle sourit, posa son regard sur le grand baobab décharné. Pas de soupir dans les yeux de la dame des Basses-Terres. Rien qu’un souvenir amusé quand elle revoyait ses grimaces chaque fois qu’elles lui servaient le tô. Son regard revint à la terre rouge quand elle entendit le cri des autres filles. Elles criaient joyeusement qu’il y avait un nouveau corps échoué sur le tapis d’hibiscus. Que c’était à nouveau son tour.
où il est aussi question de baobabs (illustré par Cécile Simonis) :
https://michelvandam.com/2013/10/03/la-falaise-de-bandiagara/