On entrait par la porte blanche qui n’était pas blanche dans les années 70 (murs en brique jaune, porte et châssis de fenêtres en vert sapin). On franchissait le couloir lugubre, on ouvrait la porte au bout qui donnait sur un jardin avec des parterres, ni beau, ni moche. Au fond du jardin ni beau ni moche, un cabanon au mur en briques, tout blanc. Une porte et une fenêtre vert sapin. Dedans, un évier (sur la gauche), un vieux convecteur au gaz (sur la gauche), un grand matelas (entre le convecteur et le mur, en face de la porte), une table et deux chaises de récup (tout contre la fenêtre). On y écoutait Soft Machine et Gong à fond affalés sur le matelas géant. Les Autres ne voulaient pas entendre la voix nasillarde de Dylan ; les Autres n’avaient rien à foutre de Woody Guthrie et Pete Seeger ; les Autres passaient et repassaient Fun house des Stooges sur la platine Dual du Deuxième. Les Autres, le Deuxième les avait rencontrés dans son boulot d’étudiant. Ils travaillaient chaque week-end à Zaventem pour la Sabena. Les Autres, c’était aussi le Quatrième. La troisième, c’était une condisciple du Premier, celui de Charleroi ou de Fleurus. Ils suivaient les cours au CERIA, à Anderlecht. Le Premier l’avait présenté au Deuxième. Ça n’avait pas fait rire le Premier quand le Deuxième et la Troisième s’étaient amalgamés.
Lui, le Deuxième, en quittant la rue de l’Arbre bénit, il atterrit chaussée de Boondael à quelques centaines de mètres de l’ulb. Il n’en avait plus rien à foutre de la foi bahaï. Il n’a plus jamais revu le Premier, n’est plus jamais retourné à Fleurus, à Charleroi, de toute sa vie entière (hormis Charleroi Airport, quand il veut boire de la vodka+ginger beer+feuille de menthe avec l’amie de Chiavari). Dans l’amphi de droit de l’ulb, il y avait la partie clinquante de la future classe dominante avec briquet, sac, stylo, montre Dupont. Il y avait ceux de gauche, les socialo-judéo-chrétiens, la partie bien-pensante de la future classe dominante, qui lui cassaient les couilles avec Léo Ferré, Georges Brassens, Boris Vian. Lui, le Deuxième, il découvrait le journal d’extrême gauche Pour, la bande à Baader, François Béranger, l’Echo des savanes avec Bretécher, Mandryka et Gotlib.
Le week-end, en journée, ils se retrouvaient presque tous sur le tarmac de Zaventem. Là-bas, chaque week-end, il y avait les étudiants de la future classe dominante et les Autres. Ils avaient tous droit à des voyages à l’œil. Les premiers partaient à Ibiza (déjà!), les Autres (anars, gauchistes radicaux, glandeurs, babas) à New-york, en Inde, à Montréal. Il y avait cet ouvrier anversois rondouillard d’extrême gauche, plutôt petit, aux cheveux mi-longs et gras, qui proposait aux Autres des grenades à 40 euros pièce (1500 fb) et des bazookas à 150 euros pièce (6000 fb), leur expliquait les techniques de guérilla urbaine. Aujourd’hui, 9 mai 2019, le Deuxième n’est vraiment pas sûr que le petit rondouillard était mytho.
Le soir, après le boulot, ils se retrouvaient affalés, morts de rire, sur le grand matelas à boire du chianti, à découvrir Reiser, Mandrika et Gotlib. Le quatrième s’était ramené avec les cinq premiers numéros de L’écho des savanes.
Il y a quelques semaines, après être passés par la rue de l’Arbre bénit, ils sont descendus vers Flagey, ont longé les étangs d’Ixelles, sont remontés vers le boulevard Général Jacques, se sont retrouvés chaussée de Boondael. Il lui a proposé une halte au Montmartre. Décor inchangé en 40 ans. Même musique. Hotel California et New Music (il s’est dit qu’il revendrait ses deux lp de New Music). Même patron avec un supplément de 40 kgs dans le bide et dans le cul et dans les joues.
https://michelvandam.com/2019/04/24/78-rue-de-larbre-benit-bruxelles-1-3/
