Dans son boulot, les choses ont commencé à se gâter au tout début des années 2010. Il se souvient précisément de décembre 2010. L’Aïd. On l’avait somptueusement invité dans un village du Sahel. Lui, il était là pour raconter la famille d’un des leurs. Il déterrerait les racines. D’où ils venaient, les exploits de ceux d’avant avec ses mots qui traverseraient le Temps. Il serait leur ethnologue-historien-bonimenteur familial pendant une partie de l’après-midi.
Au petit matin de ce mois de décembre 2010, juste après le lever du soleil, les hommes se disputaient gaiement. C’était à celui qui avait reçu le plus grand nombre de sms lui souhaitant les meilleurs vœux. On ne parle pas ici d’un concours qu’aurait gagné celui qui avait reçu les vœux les plus dithyrambiques. Non, on parle ici de quantité. Du plus grand nombre de textos reçus. Les dés étaient pipés dès le départ. Le chef du village l’emporta les doigts dans le nez avec 348 sms, juste devant l’imam, loin devant l’instituteur. Il était évident que tous les faux-culs des alentours s’en iraient cirer les babouches de ces trois-là ! L’autorité institutionnalisée, y a que ça de vrai !
Il avait beau savoir que le grand-père du grand-père du grand-père de son grand-père était un lointain descendant de Balia Fasséké, le griot de l’empereur mandingue Soundiata Keita, il n’en mena pas large les années qui suivirent. On pourrait même dire qu’il tira le diable par la queue, ce qui était le comble pour un lointain descendant d’un lointain cousin du griot des Griots.
Certains eurent tendance à le considérer comme un mendiant à la parole facile, au verbe généreux. Un monsieur qui, moyennant quelques billets, vous passerait la pommade devant une assemblée à l’ouïe distraite. Il lui fallut mendier le droit de complimenter. L’argent, il n’y avait plus que ça de vrai ! Il était loin le temps où un griot était attaché à chaque roi-guerrier, où chaque roi-guerrier était attaché à un griot. Où la louange était un art nécessaire à la survie du puissant, où le verbe de l’un magnifierait les actes de l’autre.
Les réseaux sociaux, avec l’arrivée de Facebook, exalteraient la vie de chacun, chacun devenant un sujet en soi. Les like et les selfie supplantèrent les louanges du griot. L’égotisme comme petite philosophie à la portée de tous. La mise en scène de son propre moi comme fin en soi. L’auto-congratulation, narcissisme ultime. Commença alors une période de vache maigre pour Griot qui ne savait plus à quel saint se vouer. Après de longs mois où il se morfondit à grands coups de Castel dans tous les maquis de Ségou, il décida de prendre le taureau par les cornes, image peu approprié dans une région essentiellement peuplée de chèvres, ceci pour s’en tenir exclusivement aux espèces dites à cornes. Après une brève analyse d’une situation professionnelle pitoyable, c’est le moins qu’on puisse dire, Griot prit une moto-taxi pour le centre ville. Direction la boutique Orange presque en face de l’hôtel Djoliba, à moins de 400 mètres du fleuve Niger. La boutique Orange la plus classe de la ville. Il se fit expliquer les différents abonnements par Amadou, le king mondial de Orange Mali. Il choisit un smartphone à 35 000 cfa made in China, forcément, pour ce prix-là. Amadou lui expliqua tout sur tout. Google et les tutoriels, Facebbok, Watsapp, Amadou était surpris par ses questions. Ce n’est pas tous les jours qu’un griot faisait irruption dans le XXI ième siècle ! Amadou le vit revenir dans la boutique 7 jours d’affilée avec, à chaque fois, des brouettes de questions plein la bouche. Le huitième jour, Griot était rentré de plein pied dans le monde global. Encore deux ou trois nuits d’insomnie et une stratégie se mit en place. Il cibla dabord ceux de Ségou en partant des profils d’une trentaine de personnes qu’il connaissait, personnellement, bien entendu. Il voulait mettre en pratique la théorie élaborée ces deux ou trois dernières nuits. Il était plus que temps que tradition orale et monde global se tiennent par la main ! Il disséqua leur compte Facebook, alla fouiller dans les arcanes de leur profit, leurs faits et gestes quotidiens, les faits et gestes quotidiens de leurs amis, les faits et gestes quotidiens des amis de leurs amis. Il lui fallut apprendre une nouvelle grammaire, de nouveaux codes, se familiariser avec ces nouveaux langages des signes que sont les émoticones. Il apprit à jongler avec les émojis et les smileys. Ensuite il se focalisa plus particulièrement sur 5 ou 6 personnalités de Ségou, décortiqua leurs profils fb, les mémorisa autant que possible. Il repéra un mariage dans le fil de l’actualité. Il était temps que Griot passa à l’acte.
Le dimanche 12 janvier 2020, après avoir fait ses ablutions, après avoir enfilé son boubou en bazin, après avoir laissé infuser les trois thés, Griot se rendit au mariage, à quelques carrés de la concession qu’il partageait avec la grande famille. Tous le saluèrent avec déférence comme on salue le revenant désuet d’un passé lointain. Aucun d’entre eux ne remit sa présence en question, ce qui ne les empêchait pas de s’interroger à coups de discrets hochement de tête dubitatifs et de légers plissements d’yeux. La plupart se réfugièrent instinctivement dans la contemplation de leur portable, leurs doigts pianotant frénétiquement des textos virtuels sur leur clavier. Que venait faire ici l’homme d’Avant ? Le regard de Griot embrassa l’assemblée. Il recula de deux ou trois mètres, histoire de prendre du recul. Il lui fallut déchiffrer les visages, repérer l’élu de la soirée, celui dont l’autorité était unanimement reconnue, celui avec lequel il fallait absolument se prendre en selfie dans les heures qui suivraient, celui dont il connaissait le profil sur le bout des doigts. Un des cinq ou six. Il aperçut sa proie assise, un notable établi dans le négoce du mil, le vieux frère du marié. Il jouait distraitement avec son smartphone. Ses doigts trahissaient un léger ennui dans leurs mouvements paresseux sur le clavier.
Griot se dirigea vers lui. Se planta devant lui. Son buste se balança légèrement d’avant en arrière, ses cordes vocales tremblèrent puis s’agitèrent frénétiquement, ses lèvres s’entrouvrirent, sa langue entama un balai frénétique. Sa voix résonna. Tous se retournèrent vers l’homme au buste chancelant et l’homme assis. Il entreprit d’égrainer les prénoms, noms, pseudonymes des amis Facebook de l’homme assis, surpris, interloqué, captivé. L’homme debout s’arrêtait de temps en temps, récitait l’un ou l’autre commentaire flatteur qu’il avait copié/collé/mémorisé sur le profil de l’homme assis. La litanie en bambara s’interrompit par les cris et les applaudissements autour d’eux. L’homme assis tendit un billet de 5000 à Griot, hésita, se ravisa, ajouta un second de 2000.
Griot sourit à l’homme assis, repu de mots sucrés, s’éloigna avec la prestance et la dignité d’un prince du désert. Griot, lui, n’était pas rassasié. Il lui fallait digérer ces mois de disette. Il lui fallait une autre proie. Griot n’était pas né de la dernière pluie, expression pour le moins saugrenue quand on est né aux confins du Sahel. La veille, il avait déambulé dans les profils des courtisans du notable. Il en voyait deux là, à portée de voix. Il se dit que Griot, comme pseudo, c’était cool. Faudrait juste qu’il rende visite à Amadou, qu’il lui explique le comment créer la page Griot.
(Contrairement aux trois textes précédents, ce personnage est purement fictionnel. J’ai assisté il y a peu à un mariage à Ségou. En voyant les griot.te.s, en discutant avec Titi (Ceux de Ségou 3), je me suis posé une série de questions sur la transmission aujourd’hui. Y compris dans mon rôle de prof. Je ne suis pas loin de penser que, parfois, mon rôle pourrait se confondre avec celui d’un griot.Et les questions que se posent Griot pourraient être miennes.
Ce texte s’appuie sur mon premier voyage au Mali quand, l’Ami d’Ici et de Là-bas et moi, nous avons vécu l’Aïd dans le Sahel. C’est lors de ce premier voyage que j’ai rencontré Titi. On est pas loin de l’auto-fiction)