Ce matin, des gouttes de pluie froide martelaient les vitres de ma chambre, Les fenêtres orphelines de tentures dévoilaient un ciel crasseux. Pas de doute, c’était bien un dimanche de février et j’avais la tête dans le cul. Regard se noyant dans un ciel gris qui ne faisait pas dans la nuance.
Voilà ! Hier soir, j’ai annoncé à Julie que c’était fini, qu’on ne pouvait plus continuer comme ça, que j’avais bien trop de respect pour elle. Bref, pour faire court, qu’elle était trop bien pour moi. Je lui ai balancé mon stock de phrases de mec lâche qui n’a jamais été fichu de clôturer une relation amoureuse par des casse-toi, tu ne me fais plus bander ou, plus simplement, STOP, FUCK OFF !
J’avais choisi comme décor un restaurant grec qui tenait davantage du bistrot que d’un haut-lieu de la gastronomie méditerranéenne. Tables serrées les unes contre les autres, bouzouki se prenant pour la Fender de Jimmy Hendrix dans des haut-parleurs pourris, voix alcoolisées en direct du bar. Bref, l’endroit rêvé pour prononcer le fatidique « Nous deux, c’est fini ! » J’avais longtemps hésité avant de l’inviter à dîner chez le Grec : le choix du lieu me semblait hautement stratégique.
Chez moi, exclu. J’imaginais déjà la nuit d’enfer. Celle qu’elle me supplierait de lui accorder (ce qui ne serait guère difficile à obtenir vu mon incapacité chronique à prononcer le mot « non » dans les moments cruciaux). Non et non ! Pas de ça chez moi! Il me restait à me décider entre la balade dans le parc-près-de-chez-elle, le restaurant et le bistrot.
La balade dans le parc sous la pluie glaciale de février : exclu. Elle m’aurait invité à terminer mon laïus chez elle, et je me serais retrouvé cloué à la case départ avec cette fameuse nuit de trop sur les bras. Dans ma grande ingéniosité, j’ai pensé qu’il serait bon de mêler le côté « Entre Quatre Yeux » du restaurant et la promiscuité du bistrot. Or, le Grec rassemblait ces deux conditions. D’autant que ce n’était pas un lieu auquel j’étais spécialement attaché, juste un boui-boui où l’on va dîner quand les autres restaurants du quartier affichent complet.
Quand le serveur posa les deux cartes de menu sur la table, je suis parti à la recherche du plat qui supporterait les pourquoi à venir de ma future-ex-amoureuse. La moussaka s’imposa d’emblée car je savais qu’ils la servaient excessivement brûlante, que mes réponses auraient tout le temps de se frayer un chemin à travers un palais et une langue se débattant avec des aliments bien trop chauds. De plus, et ce n’était pas le moindre des avantages d’une moussaka brûlante, ma bouche en feu donnerait à mes mots comme un air de regret. Afin d’éteindre ce palais qui serait la proie des flammes, je me ruerais sur la carafe de Retsina. Bientôt tout mon être respirerait la contrition et je quitterais la table abandonnant un billet de cinquante euros, discrètement. Je me faufilerais entre les tables des joyeux fêtards du samedi soir et me dirigerais vers la porte en titubant légèrement comme si mes épaules se devaient de supporter le poids de toutes les ruptures du monde entier.
Une tornade de pas sur le plafond suivie d’une cavalcade hystérique dans la cage d’escaliers me sortirent de ma gueule de bois. Le retour des monstres, une semaine sur deux. Mes Mecs.
– ‘Pa, grouille-toi… Le camion ne va pas tarder, gueulait le Grand en plongeant sur le matelas posé à même le sol.
– Paps… Je ne suis plus triste comme hier soir. Je suis même content, super content, dit le Petit en logeant sa tête dans le creux de mon cou.
J’avais bien demandé à la Mère si elle pouvait les héberger ce week-end mais ils n’avaient rien voulu entendre. Ils voulaient assister à la chose. Pour eux, un déménagement c’était la fête, un saut délicieux dans l’inconnu. Ce qui n’avait pas empêché le Petit de pleurer hier soir peu avant que je rejoigne Julie chez le Grec ! Grosses larmes. Gros chagrin. Alors, on s’était assis tous les trois sur le carrelage de la salle de bain. On s’est raconté notre vie d’ici quand c’était encore une famille avec une maman, un papa et deux enfants qui vivaient sous le même toit. J’ai expliqué au Petit que c’était pour lui que nous étions restés tous les trois dans cette maison et qu’il était temps de mettre le nez dehors.
Mais ça, c’était hier. Ce matin, ils me tiraient tous les deux par les pieds en criant :
– Habille-toi, habille-toi !
Décidément, les enfants n’ont aucun goût pour la nostalgie. Aucune obsession pour hier, encore moins pour avant-hier. Après tout, c’est peut-être l’instinct de conservation qui leur dicte de ne pas jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Tout le contraire de leur père. Enfin, leur père quand il était avec Julie, ses crises existentielles et ses sautes d’humeur vertigineuses. Maintenant que nous étions séparés, la vie n’avait qu’à bien se tenir ! (Il faut que je sois honnête :Julie n’avait rien à voir avec la pluie glaciale de février ! Entre la Mère et elle, il y avait quand même eu six mois d’antidépresseurs, deux années de thérapies diverses et quelques amantes-bouées à l’âme grande comme un building.) Quant au Petit, je n’allais pas lui raconter les soirées pluvieuses où son papa pleurait la vie à quatre.
Bon, d’accord ! Ces quatre derniers mois furent particulièrement pénibles, seize semaines à entasser des morceaux de passé dans des cartons.
Le plus insupportable : le regard sceptique de Julie. Elle n’a jamais cru aux vertus thérapeutiques du déména-gement. Qu’est-ce qu’elle en savait, elle qui n’avait connu que des histoires raisonnables (raisonnées serait un adjectif plus approprié). D’ailleurs, c’est ce que j’étais venu chercher chez elle, une histoire raisonnable (et raisonnée).
Une fois la date de la transhumance fixée, je suis parti à la recherche de cet objet soudainement devenu rare qu’est la caisse en carton vide. J’ai amèrement regretté mon imprévoyance, cette insouciance qui m’avait conduit à me débarrasser systématiquement de ces précieux cartons tout au long de ces dix dernières années. Ainsi, il y a seize semaines, j’en fus réduit à visiter tous les commerçants du quartier « afin qu’ils pensent à moi ». Tous répondirent par l’affirmative une fois que je leur révélais ce qui motivait cette demande. Commença alors un troc singulier. Tous les deux ou trois jours, je rendais visite à mes généreux donateurs. En échange d’une ou plusieurs caisses, je devais répondre à des phrases interrogatives, voire culpabilisantes : Alors, vous nous quittez ? Ben, quoi… On ne se plaît plus chez nous ?
Certains s’enhardissaient : Et votre dame (ils parlaient de la Mère, évidemment !) que devient-elle ? Et la maison ? (J’vais y foutre le feu, connard !) D’autres s’immisçaient : De toute façon, ça serait vite devenu trop petit chez vous ! (Comme si Julie avait un ventre assez grand pour accueillir un fœtus !) Votre dame, elle a refait sa vie ? (Encore la Mère. Il était vraiment temps que je déménage. Je crois que, dans mon nouveau quartier, je me déguiserai en amnésique remorquant deux orphelins.) J’en soupçonnais deux ou trois d’avoir potassé leur sujet (Moi) comme on prépare sa participation à un jeu télévisé, révisant les questions qu’ils avaient déjà posées pour ne pas faire double-emploi. Mais le plus vicieux, c’était le marchand de légumes. Les caisses, il me les donnait une par une. Question après question.
Il ne se contentait pas de réponses à la va-vite. Si je bâclais, non seulement j’étais privé de caisses les jours suivants, mais je savais qu’il n’allait pas tarder à me reposer la question foireuse en vue d’un repêchage.
Évidemment, le salaud me tenait à la gorge avec ces cartons à bananes, les plus costaudes du quartier. Des caisses qui supporteraient le poids de mes bouquins, des CD et de ma centaine de vinyles. J’avais gardé tous les disques du label Obscure, les Dylan de 1962 à 1966, les trois premiers Velvet Underground, Fun House + les Pixies + les Creedence avec John Fogerty + les trois premiers Clash, vingt-quatre albums de Fela Kuti, mon coffret Buddy Holly avec des interviews et plein d’inédits. (J’ai découvert Buddy Holly à treize ans. Choc devant la pochette d’un best off : ce mec avait des lunettes aussi moches que les miennes. J’étais mûr pour toutes les guitares électriques du monde entier : Angleterre + USA.)
– ‘Pa, Paps, ‘Pa, Paps, ‘Pa ! Paps (Trois fois Papa, à chacun ses onomatopées. Le cri des Mecs lorsque ma présence s’avère indispensable.)
– Il y a un monsieur qui est là avec ses deux copains, hurlait le Petit depuis le rez-de-chaussée .
– Je rêve… Tu n’es pas encore habillé ! surgit le Grand. Grouille-toi, les déménageurs sont en bas.
Je lui intimai de s’occuper de nos invités, lui rappelant au passage les lois de l’hospitalité : une bière ou… une bière.
– Mais ‘Pa, dix heures, c’est bien trop tôt pour une bière.
Je lui rétorquai que les déménageurs, comme toute corporation, avaient un code qui leur était particulier. Que cette coutume de la bière le dimanche avant dix heures du matin remontait au Moyen Âge, qu’il devait me croire, qu’après tout j’étais son père.
Il me regarda, moi, le Père Nu, haussa les épaules et m’abandonna en levant les yeux au ciel. (C’est un vieux truc du Grand que de refuser à son père le droit à la connerie dans les moments importants comme l’est, par exemple, un déménagement.) Je quittai la salle de bain nu à quatre pattes, évitant ainsi de m’exhiber devant la fenêtre sans tentures, et m’habillai sur le palier.
Évidemment, j’aurais pu faire appel à mes amis de toujours. Après tout, ils étaient également de grands buveurs de bière le dimanche avant dix heures du matin. Mais voilà, je leur avais soigneusement caché la date de la transhumance. Je répondais à leur question par des : « Je n’ai pas encore fixé la date du déménagement. Ah si ça ne dépendait que de moi, J’attends une confirmation du proprio…» Et je les saluais par un : « Dès que j’en sais un peu plus, je t’envoie un texto ! »
Je voulais une cérémonie dans la plus stricte intimité. En famille. Le Petit, le Grand et le Père Nu (Hé oui, la Mère… tu n’en fais plus partie.) Arrivé en bas des escaliers, j’ai constaté que mes nouveaux amis s’étaient installés confortablement, une canette de Krô en main, sous le regard ahuri du Grand (Peut-être hésitera-t-il, dorénavant, avant de hausser les épaules et de lever les yeux au ciel !) Suivirent les présentations.
Yvon se vautrait sur les caisses renfermant toute ma collection de « À suivre ». Salvatore, lui, se hissait sur les cartons de CD (La dernière, qui supportait ses fesses XXL, abritaient les V-W-X-Y-Z. Violent Femmes –Tom Waits – Wreckless Eric – Wire – XTC – Yo la tengo – Neil Young –Zappa).
Restait Bruno qui rota un bon coup en direction des dizaines de caisses à bananes :
– Vous les avez tous lus ?
Mes Mecs surgirent du couloir, excédés. L’envie d’être ailleurs. Vite, tout de suite. Parce que la vie n’avait plus sa place ici.
– Qu’est-ce qu’on attend ? a dit le Grand.
– Paps, il y a le répondeur qui clignote, le Petit traînant derrière lui un sac poubelle d’où sortait le tête d’une peluche aux yeux globuleux.
Je le débranchai et le confiai à la peluche. J’avais bien précisé : dans la plus stricte intimité.
– J’veux aller avec les Messieurs.
– ‘Pa, moi aussi ! Je vais leur montrer le chemin.
Trahi par les siens. Seul dans la voiture, suivant le camion, je l’ai revue nous quittant. Vingt-quatre mois qu’un autre avait amputé la famille d’un de ses membres, qu’un vandale avait brisé, saccagé, explosé la vie à quatre.
Elle m’avait laissé la maison (c’était sa maison) pour un loyer dérisoire. Le prix de l’abandon. Il y quatre mois, elle avait décidé de vendre. Fini la culpabilité ! Il s’agissait de rentabiliser le passé pour se construire un présent avec jacuzzi et l’autre, le nouveau, le goitre, l’abcès, dans le rôle du maître-nageur eunuque.
Ouste ! Tout le monde dehors ! Ciao la Famiglia.
Agents immobiliers et couples candidats au bonheur, ils défilèrent dans la Maison Familiale. Y inspectant tous les recoins, voulant tout voir. Tout savoir. Son histoire, la liste des travaux récents. Les voisins. Le quartier. Et surtout, Pourquoi ?
Quand la Mère nous a quittés (abandonnés / lâchés / délaissés / plantés/ plaqués / lourdés / laissés tomber / largués / évacués / régurgités / vomis) s’était posé le dilemme: rester ou déménager. Le Grand, lui, s’en foutait. Mais le Petit n’était pas d’accord. Il croyait que quatre murs suffiraient à abriter éternellement le bonheur de jadis. Alors, on est restés.
Il y a seize semaines, un samedi d’avant Noël, petite visite de la Mère qui nous communiqua notre avis d’expulsion. Le soir même, on se fit une petite réunion dans ma chambre. À trois (sans Julie, évidemment !). On a décidé que, tant qu’à déménager, autant :
– changer de quartier (le Grand)
– choisir un logement à proximité d’un skate park (le Petit)
– habiter au centre de la ville (le Père Nu).
Ensuite, on a déterminé :
– ce que nous garderions
– ce que nous donnerions
– ce que nous jetterions.
Le soir même, mes mecs trièrent leurs jouets en trois catégories. Toujours le même soir, j’ai ouvert la garde-robe. Et à la fin du week-end, trois rangées de sacs poubelles bourrés de passé à donner, à jeter, à garder, s’affalaient dans le garage.
Les trucs à donner :
– le Triviale Poursuite (on n’en a jamais rien eu à foutre de ce jeu à la con, nous, les trois mecs)
– la guitare électrique 4-7 ans (être le père du plus grand guitariste du Monde entier !)
– le château Playmobil, version luxe (avec pont-levis et catapultes)
– la ferme Playmobil (il manque une vache ! Héhé !)
– le camion de pompiers Playmobil
– le train électrique Lego sans les deux aiguillages (encore un qui va tourner en rond)
– la cuisinière (c’est moi qui faisais la bouffe et je la donne si j’ai envie !)
– une étagère Stark, quatre chaises Stark (va te faire foutre Stark, toi et tes années 90 toutes lisses)
– cinq années de Mickey Parade Géant (ça ne fait plus rire le Petit)
– vingt-sept volumes de Dragon Ball (le Grand trouve ça débile)
– les vêtements du Petit (il veut du neuf, un déménagement contre un dédommagement)
– le lit de la chambre d’amis (c’était toujours ses amis à elle)
– tous des trucs qui font pas vraiment mal
Les trucs à jeter :
– un sommier + quatre pieds + un matelas ( 200 x 180 : bien trop grand. Au secours, je me noie !)
– le Cluedo (ai perdu l’objet contondant, l’arme du cocu)
– mes pantalons africains (désormais, rien que du noir)
– le Monopoly (le premier qui me parle d’une maison à vendre, je lui casse la gueule !)
– deux slips, un string + un soustif (je les avais gardés comme on garde un grand cru bouchonné, pour l’étiquette)
– le bateau gonflable (lui aussi, condamné à tourner en rond avec une seule rame)
– un des nombreux maillots de bain de la Mère (voir remarque slips / string / soustif)
– ma paire de santiags (elle et moi, on avait acheté les mêmes à Londres, 2005)
– le divan (tout ce temps passé à se tripoter dessus, à s’engueuler, à pleurer, à s’aimer, à s’ignorer, à s’indifférer – pas vraiment un truc à donner, porterait la poisse !)
– les cadeaux d’anniversaire de la belle-mère (toujours à côté de la plaque, pauvre vieille flasque étranglée par son anneau gastrique)
– une armée de Big Jim (toujours cette chère pauvre vieille flasque de mes deux !)
-une dizaine d’années de Libé (tuer le temps !)
–des trucs qui ne regardent pas les autres.
Les trucs à garder :
– les CD, les vinyles, les bouquins, les BD, les DVD, les vieilles cassettes VHS (tous ces mor-ceaux épars de moi-même)
– les trois vélos (ai revendu le monospace familial : ça m’aurait donné des idées de procréation – je me connais)
– quelques bonnes bouteilles ayant échappé au partage (je les avais planquées chez le voisin le jour du Grand Partage)
– sept casseroles, vingt-quatre assiettes Rosenthal, quatre fois douze couverts Ikea, trois louches, deux passoires, deux poivriers, le kit complet grille-pain / presse-fruits / perco, un super ensemble de couteaux de cuisine, un service à thé + un service à café Rosenthal, une saucière Rosenthal, deux plats Rosenthal (je l’ai déjà dit : c’est moi faisais la bouffe)
–mes deux nouvelles paires de chaussures noires, mon nouveau costume noir, mes douze nouveaux T-shirts noirs (ces quinze prochaines années, la mode sera au NOIR)
–une chaîne hi-fi Linn 2 x 150 watts, un lecteur CD Arcam, un lecteur DVD Thomson, un téléviseur JVC, un magnéto VHS JVC (le Petit, le Grand, le Père Nu ou les trois zappeurs fous)
– l’ordi (un Mac, évidemment)
– un clic-clac Ikea
– trois luminaires Artémide
– une affiche de Max Ernst, un pastel de Loustal, un acrylique de Loustal, un lavis de Loustal, deux statues africaines (je finirai bien par oublier que c’est la Mère qui me les a offertes), une affiche de Tinguely
– une photo d’elle sur les chiottes dans une petite pension romaine (ça aide à faire la coupure, ce genre de photo !)
– plein de trucs qui pourraient faire penser que le passé est une invention récente
Ma vie amoureuse (ma vie tout court) se résumait en cinq déménagements (je tiens compte de celui-ci). Cinq femmes. Celles qui m’ont fait remplir et vider des caisses en carton. À qui j’ai laissé, à chaque fois, un matelas, un frigo, deux ou trois fauteuils et une penderie (la Mère a même eu droit au couple lave-linge / séchoir).
Je ne comptabilise pas, dans ma rubrique déménagement, les Madames qui n’ont mis que quelques jours ou quelques semaines (au pire !) à me mettre à jour. Je parle des cinq (ahah – le Club des cinq – humour !) qui se sont lovées dans mon existence comme une souris squatte la cuisine d’un grand restaurant avant qu’elle se rende compte que la bouffe n’est pas terrible. (Et cette prise de conscience, ça peut lui prendre des années, à la souris). Pour ces cinq là, j’ai rempli et vidé des caisses. Quand au contenu chamboulé de ses cartons à bananes, il s’étoffait entre deux ruptures. Toujours plus de musique, davantage de mots et de dessins des autres. En aucun cas, il n’avait été question que je les abandonne à l’une ou l’autre qui n’aurait su quoi en faire. Toutes les pièces de mon puzzle. À moi tout seul !
Je suis le seul être humain de cette planète à ne pas se perdre dans l’enchevêtrement de ces milliers de pièces. Je suis l’alchimiste suprême, celui qui connaît la formule improbable reliant Dylan à Dalva, Lou Reed à Last Exit to Brooklin, les Pixies à Russel Banks, Nick Cave à Raoul Vaneigem, les Beach Boys aux Chroniques de San Francisco. Et Wreckless Eric qui trône au sommet de ma pyramide.
Durant quatre mois, j’ai rassemblé, trié, étiqueté disséqué tous ces morceaux de moi éparpillés sur trois étages, grenier y compris. Chaque soir, après le boulot, j’entreprenais un pèlerinage qui m’emmenait aux quatre coins de moi-même. Chaque livre devenait une autre histoire.
Quand mes doigts s’agrippaient au Monde selon Garp, c’est Lisbonne qui surgissait. La Mère et moi (elle n’était pas encore la Mère) logions dans une petite pension de Lisbonne. Quand nos pieds étaient trop fatigués d’arpenter les rues pentues de la ville, quand soleil + vino verde nous trouaient la tête, nous regagnions notre chambre. C’était une toute nouvelle histoire. Premier voyage à deux. Nos doigts ne voulaient pas entendre le mot sieste. Au réveil, dans la moiteur des fins d’après-midi ou des milieux de nuit, le plus rapide se levait et s’emparait du livre. Le Monde selon Garp. Je plongeais alors dans le récit d’une femme chevauchant un mourant afin qu’il lui donne un fils qui porterait le nom d’un orgasme définitif, Garp. Le livre se promenait de main en main. Nous nous disputions les phrases d’Irving à travers des courses poursuites dans la chambre minuscule. Un livre pour deux et déjà l’impossibilité de partager la même histoire.
Fin du quatrième trajet, la nouvelle maison (le nouvel appartement, pour être précis). J’étais assis dans le couloir sans lumière, sur une caisse de bouquins. La caisse des S. Selby, Hubert. Selby, New-York. Last Exit to Brooklyn. Transformer. Taxi Driver. Un film, un disque et un bouquin qui m’ont projeté dans un monde parallèle. Une trilogie pour la troisième dimension. Plongée dans la littérature et le cinéma américain. Accession à New York. Hip hip hourrah pour Selby, Lou Reed et Scorsese ! Sans eux, le monde serait toujours une petite ville de province et moi un donneur de leçon persuadé qu’une grande et belle ligne blanche sépare le bien du mal. Accession au désordre et au bruit. Rupture avec la norme. Plus tard, il y aurait le Punk. Définitivement.
Aujourd’hui, Lou Reed est devenu un poète de province avec ses mots comme des sentences. M’en fous ! Lui et les autres m’ont emmené ailleurs. (Lou Reed, lui, est mort à New York. Tant pis pour lui! Moi, aujourd’hui, je déménage VIVANT.)
Gros soupir de soulagement quand le Grand m’a dit, en fin de matinée:
– ’Pa, reste dans l’appartement. On s’occupe de tout. Toi, t’as qu’à vider les cartons.
J’ai jeté un coup d’œil à ma montre : 18 heures. Ils ne devraient plus tarder, mes Mecs et mes nouveaux amis d’un jour. Claquements de portières dans la rue, bruit d’ascenseur.
– ‘Pa, Paps…. on a faim !
– Je voudrais qu’on mange dans la nouvelle maison ! dit le Petit.
– Si j’allais chercher des pitas pour tout le monde ? (encore un truc du Grand : quand il y en a pour trois, il y en a pour six. Mais de quel prophète est-il la réincarnation ?)
– Ouais, bonne idée. J’vais le dire aux messieurs d’en bas, ajouta le Petit.
Mes yeux embrassaient toutes les caisses, tous ces morceaux de moi –éparpillés-entassés-enchevêtrés – empilées- qu’il me faudrait rassembler ce soir dans un nouvel agencement. Évidemment, je n’avais nullement profité de ma solitude de ces dernières heures pour ranger le moindre tour. Je m’étais contenté de naviguer tout l’après-midi entre ces murs de carton. Dès que j’entendais le cri des Mecs dans la rue, j’ouvrais une caisse y plongeant la tête. Faire illusion, autre spécialité du Père Nu.
À chaque retour de l’ex-maison familiale, le Grand me regardait, la tête penchée légèrement sur la gauche. Sa manière à lui de me signifier que je n’avais aucun compte à leur rendre. (Tu fais chier, le Grand ! Cesse de m’abriter sous ta compréhension. L’adulte, ici, c’est moi et, de toute façon, le déballage, c’est un truc d’adulte.)
Durant seize semaines, j’avais navigué à vue, pataugeant dans les mots et des notes de musique. Aujourd’hui, bientôt 43 ans et impossible de les abandonner sur la vieille berge.
D comme Dylan, Bob. Voix nasillarde, hypnotique. Arrogance fluette. Harmonica au son déchirant, jamais paisible. Mots mitraillettes. Une chevelure tout en boucles. (À 13 ans, j’avais les cheveux gras, plats. Avec des boutons en dessous, des jaunes et des verts. Des gros rouges. Et ce con, avec sa gueule d’ange !) Dylan, Bob. La révolte et l’apprentissage à l’insoumission, pour toujours. Un attrait pour la culture américaine doublé d’une haine féroce pour le système capitaliste. Parce qu’après Dylan, il y eut le retour aux sources : Woody Guthrie, Pete Seeger… Bob Dylan, que vais-je faire de toi ? Bob Dylan, plaisir solitaire. Mes amoureuses ne nous ont jamais compris.
Ce déménagement n’était-il pas l’occasion rêvée de me débarrasser de toi ? Et mes Mecs, que penseraient-ils de toi ? Par quel bout de moi les amener à toi ?
Je ne vais tout de même pas leur présenter Hugues Aufray ! Faudra-t-il que je ressorte les Byrds et leur Tambourine Man électrifié, leur dire que tu as été le témoin de mes errances ? Leur proposer d’écouter un All Along the Watchtower ingénieusement élec-trocuté par Jimmy Hendrix ? Évidemment, je ne pourrai pas passer sous silence, et j’espère que tu me comprendras, tes errances, des engagements politiques aussi foireux que ton soutien à la cause sioniste ou ton admiration passagère pour Jean-Paul II. T’en fais pas ! Je leur expliquerai que tu traversais une mauvaise passe, que la quête d’identité t’avait conduit dans des eaux pas très claires. Je leur parlerai de nos errances.
Durant seize semaines, j’ai caressé des bouquins, des pochettes de disques, des CD. (Avec ces derniers, il faut davantage d’imagination. Difficile de se branler en caressant un Tupperware !) Il me suffisait de tenir dans mes mains Dalva de pour que l’indienne resurgisse dans ma mémoire. (Elle ne pouvait qu’être belle. Je ne lui ai jamais laissé d’autre choix .) Pas besoin de le relire. Juste le toucher. Mes doigts effleuraient les pages d’un roman de Russel Banks et je devenais un épicéa plongeant ses racines dans le sol du Montana. London Calling et mes neurones se jetaient dans un pogo définitif. La voix de Joe Strummer hurlait dans mon lobe frontal : j’étais Joe Strummer et les trois autres. Je suis Frank Black. Je suis Neil Young. Je suis la rivière glacée que traverse Dalva.
J’en été arrivé à me passer des supports. Mon cerveau : un gigantesque juke-box, une bibliothèque au classement unique. Alors, pourquoi les garder tous ?
– Paps, je ne trouve pas ma peluche !
Le plancher de la chambre est recouvert de trois matelas, le mien entre les leurs. Exigence des Mecs. Ils ont décidé que cette première nuit serait la nôtre, que nos rêves se confondraient jusqu’à demain matin.
Le Petit a retrouvé sa peluche et moi, le répondeur.
Il avait tout prévu, a sorti une boîte de punaises de sa poche, ouvert une grande enve-loppe qui l’avait accompagné toute la journée, trajet après trajet. Il en a sorti une dizaine de photos, des images de la vie d’avant. Sur chacune, la Maman, le Papa, le Grand et le Petit. (Le Grand et moi, on le charrie souvent. Il est notre gardien de musée.)
Ce soir, en l’embrassant, j’observe furtivement cette déclinaison de quatre visages sou-riants. Peut être était-il trop jeune quand la vie d’avant s’est désintégrée ! Et si tous ces multiples de quatre punaisés au dessus de sa tête étaient la preuve irréfutable d’un âge d’or ? Besoin d’être le dépositaire de la vie à quatre.
Derrière moi, à l’autre extrémité de la chambre, le Grand se marre.
Pas vraiment son truc, les souvenirs.
– ‘Pa, ne ronfle pas. Pense à nous, rigole le Grand.
– Paps, n’oublie pas de brancher le répondeur, dit le Petit.
– Bonne nuit, mes Mecs.
Je branche le répondeur et m’assois sur le plancher, adossé à une tour de cartons. J’allume une cigarette récoltant les cendres dans le creux de la main. Voilà, je suis chez moi. Chez nous. (Les Mecs ont déjà proposé que NOUS invitions la Mère à visiter l’appartement. BEURK, BEURK. BEURK)