Ils étaient revenus à Givet quatre mois après l’enterrement. Rien qu’eux deux.
Le cimetière s’étalait à la sortie d’un petit village, à quelques kilomètres. Ils mirent cinq ou six minutes à retrouver le bon emplacement, ils pouffèrent à l’idée de Daniel :
– Tu te souviens des flèches bombées sur les pierres tombales du Père Lachaise jusqu’ à la tombe de Jim Morisson ? Il faut qu’on envisage un truc analogue pour les parents !
– N’oublie pas… c’est moi qui ai les galets. Des vrais, de la Pointe du Raz. Ça vaut tous les GPS du monde entier ! rit Françoise.
– Garde-les pour qui tu sais !
Arrivés devant la concession, le frère et la sœur marquèrent un léger temps d’arrêt devant la pierre tombale toute neuve :
– La salope ! T’as vu, petite sœur… elle s’en est fait retailler une toute neuve.
– Et tu as vu pourquoi, Daniel ?
En plus des classiques dates de naissance / dates de décès des parents, étaient taillées leur date de naissance à eux, les enfants, avec un vide à droite :
– Plutôt crever que de me retrouver entre ces deux là dans trente ans !
– Et moi, dans trente-quatre ! le nargua Françoise.
Elle disposa les galets sur la tombe alors que Daniel se demandait s’il plaçait la statue du chat en résine, vert, d’une vingtaine de centimètres du côté du père ou de la mère.
Il n’avait pas oublié que son père avait toujours dormi à droite de sa mère. Toute sa vie et bien au-delà.
Quelques jours plus tard, Daniel revenait à Givet. Seul. Ils avaient tirés à la courte paille. Il avait perdu. Aujourd’hui, il faisait le guet devant la maison familiale vide de meubles. Les derniers locataires avaient déménagé aussitôt quand la sœur et le frère leur proposèrent trois mille deux cents euros en échange d’un départ super rapide. Après, il y eut la recherche d’une agence immobilière. Il n’avait jamais été question qu’ils s’occupent eux-mêmes de la vente! Trop longtemps qu’ils s’étaient enfuis.
À mort l’enfance !
Comme il fouillait la boîte aux lettres, en extrayant une masse de prospectus publicitaires, un 4 x 4 noir bling-bling se rangea le long du 51. Un homme un peu plus âgé que lui en descendit. Daniel était un peu déçu. Il avait toujours adoré imaginer la tête de ses futurs interlocuteurs. Ce coup-ci, il avait parié sur un mec au volant d’un 4 x 4 noir, la trentaine blonde aux dents longues, avec le genre de gueule qu’on trouve en été sur les greens ou les terrains de tennis. Sur les pistes de ski en hiver.
Le mec, lui, semblait approcher de la cinquantaine, le visage brûlé par les bancs solaires, les tempes grisonnantes se mélangeant sur le dessus du front avec un reste de blondeur. Après tout, il s’en était fallu d’une bonne quinzaine d’années pour que son pronostic s’avère gagnant. Daniel ignora la main tendue et se dirigea vers le haillon arrière. Il sourit quand il aperçut le sac d’où dépassaient deux cannes de golf.
– Vous skiez ?
– Non ! Enfin, plus maintenant. Vous êtes Monsieur Hardy ?
– Daniel Hardy. Monsieur Hardy, c’était mon père !
Ils remontèrent l’allée, s’arrêtèrent sur le porche :
– Voilà, vous êtes chez vous. Enfin, presque !
L’homme sortit de sa serviette en cuir noir un appareil photo numérique et un engin électronique sophistiqué censé remplacer le double mètre de sa caisse à outils.
Daniel abandonna la maison entre les mains de l’expert immobilier et prit la fuite dans le jardin. Il contourna partiellement la villa quatre façades en briques rouges à la recherche du cerisier. Il détesta sa sœur quelques mètres :
– Petite sœur, t’es une belle salope. Tu sais combien je hais cette baraque ! Tu es la tricheuse aux grands yeux verts. Ton truc de le jouer à la courte paille, encore une de tes arnaques !
Il mit quelques minutes à reconstituer le jardin d’avant. Le cerisier ? Où était passé le cerisier ? Et le bac à sable ? Lui n’y avait jamais eu droit. Trop grand, avait décrété le paternel. Comme si les aînés n’avaient pas droit à l’insouciance, au seau et aux pelles en plastique.
Il avait quatre ans quand sa grand-mère maternelle lui annonça la nouvelle à la sortie de l’école. Une petite sœur ! La crise de colère devant la vieille médusée. Le cartable projeté sur le mur! Ça faisait des mois qu’il rêvait d’un petit frère. Un mini Daniel. Et voilà qu’on lui balançait une chochotte dans sa vie d’aîné-fils-unique.
Il longea la pelouse, ne s’aventura pas dans les hautes herbes. Il scruta la maison d’à côté, celle d’où étaient venus pas mal de problèmes. Il fit un tour sur lui-même, leva la tête : la fenêtre de sa chambre. Celle de Françoise donnait de l’autre côté.
Tout avait commencé avec I Fought the Law. Terrassé par la rythmique, hypnotisé par une voix qui n’avait plus rien à perdre, il empoigna le dico et se contenta de traduire la première phrase. I Fought the Law, ça lui convenait pour entamer l’adolescence. À fond, à en déchirer les tweeters, les deux battants de la fenêtre grands ouverts, que tout le monde en profite un max. C’est à ce moment-là que ses parents firent la connaissance de la guindée Mme Istace, la voisine du 53. Une bouche en cul de poule avec un vrai cul serré en dessous. Le kit complet Peine à jouir.
La grenouille de bénitier n’aimait pas les Clash. Vraiment pas. Daniel décida d’entamer une guérilla qui se terminerait avec la dissolution de Clash. Entre-temps, il y eut London Calling et Police on My Back en boucle des heures durant, la fenêtre toujours grande ouverte. Et This is England en 1985, pour toujours. Après son bac, il fuit le 51, abandonnant Françoise. Daniel perdit alors tout sens de l’orientation, navigua dans des eaux cafardeuses, s’exila dans le Sud Ouest deux ou trois ans, passant d’un boulot éphémère à un autre boulot éphémère pour échouer sur les bancs de la fac. Il serait prof de lettres.
Maintenant qu’il était sur le palier du premier étage, lui parvenaient, à peine assourdis par le temps, les cris provenant de la chambre des parents. Le claquement des gifles, les reproches sournois, aigus de la mère et l’autre qui murmurait sa reddition.
– Tu iras voir la chambre des parents ? Tu me raconteras ? Moi, je ne me rappelle plus de rien, juste du papier peint.
Ça, c’était hier quand il lui avait annoncé le pèlerinage, le rendez-vous avec le mec de l’agence. Il fixait la cage d’escaliers en contrebas. Des pépiements suivis de protestations s’échappèrent du passé :
– Tu m’auras pas, tu m’auras pas… T’es bien trop gros !
– Zyeux verts, tu vas me le payer !
La petite sœur escaladait les marches, une tartine de Nutella à la main, poursuivie par Daniel :
– J’te jure que tu vas me la rendre !
– T’as qu’à t’en refaire une autre !
Il était sur le point de la rattraper quand elle atteignit la clenche de la porte des parents. Ils entrèrent dans la chambre à bout de souffle. Seule la tête de leur mère, ancrée dans un lourd traversin, dépassait des draps, rayonnante, triomphante. Le bas de son bassin était gonflé d’une énorme boule qui gigotait en grognant.
– Maman, il est où papa ? Pourquoi il se cache ?
Daniel prit cette posture paternelle comme une reddition supplémentaire. Le cunnilingus fut à jamais banni de ses fantasmes, rayé de son vocabulaire érotique. Pour lui, lichouiller, c’était rendre les armes devant la reine-mère.
– Oui, petite sœur, j’irai voir la chambre des parents, bredouilla-il en pénétrant dans une pièce qui lui avait semblé tellement plus grande quand il était gosse.
Il arracha un premier morceau de papier peint, puis un second jusqu’à ce que la couche antérieure apparaisse. À chaque nouvelle couche, il souriait vaguement. Quatre locataires successifs pour une même chambre. Il sourit plus franchement à l’idée de toute cette flopée de gosses qu’ils avaient tous fabriqués dans un décor aussi ringard. Ses doigts atteignirent enfin la couche primale. Il gratta doucement la colle qui s’était immiscée entre deux couches de papier peint. Elles étaient toujours là, les fameuses grandes roses écœurantes. Tellement plus petites aujourd’hui ! Il faudra le dire à Françoise. De mauvais goût, d’accord, mais minuscules, inodores.
Il gratta délicatement le mur et en détacha deux morceaux de fleur :
– Un pour toi, un pour moi.
– J’en ai fini avec le rez-de-chaussée. Encore une bonne demi-heure et tout sera mesuré !
Photographié, archivé, disséqué. Daniel ne daigna pas répondre à l’homme en noir, ce pilleur de tombe, bradeur de souvenirs. Ce matin, avant de quitter Liège pour Givet, il se réjouissait de refiler ce tas de briques rouges à un inconnu. Maintenant, il le vivait plutôt mal. Françoise l’avait pourtant prévenu :
– Tu verras, on ne se débarrasse pas de son histoire par un acte de vente ! Trop fastoche !
Il traversa le couloir et franchit la porte en face de la sienne. La chambre de la petite.
Hier, elle avait ajouté :
– Tu me dira pour ma chambre ?
Ils s’étaient chamaillés. Elle prétendait qu’elle était rose, même le plafond. Il avait rigolé : impossible que sa petite sœur ait passé 18 ans dans une vraie chambre de fille. Pas elle ! Ce n’était pas une chochotte, sa sœur ! Il rentra dans la chambre : rose.
Rose partout, même le plafond. Il avait du mal à l’imaginer jouer aux barbies, à rêver du prince charmant dans un décor aussi cliché. Non, sa sœur n’était pas une fille comme les autres ! Et dire que cette couleur avait satisfait les quatre locataires suivants. Une vraie chambre de gonzesses !
Il espérait que les autres s’en étaient sorties avec moins d’écorchures, qu’elle n’avaient pas dû toutes s’enfuir à Paris pour échapper à ce duo de parents qui avaient su développer entre eux une relation que n’importe quel psy débutant aurait qualifiée de perverse.
À Paris, Zyeux verts s’était lancée éperdument dans des études d’infirmière psychiatrique. Elle s’était passionnée pour les enfants nés sous x, intriguée par ces gosses coupés de tout lien biologique, vierges de tout contact avec leurs procréateurs. Françoise, au début, avait du mal à comprendre leur recherche de racines, ne comprenait pas ce vide qui les creusait alors qu’elle, elle n’en pouvait plus de vomir dix-huit années de Givet et plusieurs générations d’aïeuls foireux .
Il y a quatre semaines, au retour de l’épisode des galets et du chat vert, elle lui révéla toutes ces années vides entre eux deux juste après sa fuite à lui. C’était la première fois qu’elle en parlait ! Il n’avait jamais imaginé qu’en sauvant sa peau, il avait refermé la porte d’un donjon avec une petite princesse murée dans une chambre toute rose :
– Moi, je ne veux pas de ça, une famille. Hors de question que je perpétue notre histoire familiale ! Il faut qu’on arrête la malédiction de la mère cannibale et du père ver de terre. Et tu sais très bien que ça ne date pas d’hier ! Rappelle-toi, nos grands parents paternels ! Et les parents de notre grand-mère !
– Bon, d’accord, il y eut l’apprenti tortionnaire.
Une voix de petite fille raconta au grand frère les amants sans mère, les amours sans fœtus. Une princesse aux trompes ligaturées pour que plus jamais…
Après la fac et quelques jobs d’étudiant à Lille, Daniel se décida à affronter la vraie vie. Recherche d’un vrai travail. Une chose certaine : pas question de se retrouver fait comme un rat à Givet. Il rêva d’une ville coupée par un fleuve et, si possible, son fleuve. Le fleuve, il voulait le garder ! La Meuse.
Après une soirée sur Google, il jeta son dévolu sur Liège.
De l’autre côté de la frontière, la Meuse tranchait la ville en deux. Il postula comme professeur de français dans un lycée et s’y rendit plusieurs fois en éclaireur.
Ici, plus de sapins. La ville frôlait les Ardennes mais ne s’y aventurait pas. Fini, l’odeur des sapins ! Il avait toujours détesté leur puanteur âcre, l’ombre épaisse qu’ils jetaient sur le sol épineux. Et l’amour que leur mère leur portait. Ici, les filles semblaient n’avoir peur de rien avec leurs yeux moqueurs à l’iris sombre. Les rues se faisaient l’écho d’une cité méditerranéenne à l’accent lancinant et aux mots venus tout droit des Abruzzes, empreintes sonores transmises par un grand-père venu s’enterrer au fond d’une mine de charbon pour échapper à la misère ensoleillée. Ici, il put enfin se débarrasser des auteurs morts. Ici, on se fichait pas mal des Balzac et autres Victor Hugo. Bon, on savait qui ils étaient mais on n’en faisait pas une fixette.
D’août à début mars, il se rendait au lycée chaque matin après un long détour qui l’amenait invariablement à longer la Meuse, conscient que toute son histoire se lisait dans ses eaux opaques. Au retour, même chemin, histoire de vérifier les réponses qu’il y lirait comme une vieille voyante devant le marre de café. Fin juin, après les examens, il emménagerait dans un appartement avec vue sur le fleuve.
Après l’épisode du cimetière « rien qu’eux deux », ils étaient montés dans la voiture se promettant de ne plus y remettre les pieds avant un an.
– Pour l’année prochaine, tu as une idée ?
– Un chat !
– Quoi, le même ? l’interrogea Françoise, du rire au coin des yeux.
– J’ai fait un moule, petite sœur. J’en ai tiré trente exemplaires en résine. Reste plus qu’à les peindre, un chat avec une couleur différente chaque année.
– Ça doit pas la faire rigoler, là en dessous. Qu’est-ce qu’elle pouvait les détester, les chats !
– Hé, maintenant… elle se tape des vers de terre jusqu’à plus faim !
– Daniel, stop ! N’oublie pas que tu m’offres un resto à Charleville-Mézières
– Ok, on parlera des galets à table !
Quand ils sortirent du restaurant, Françoise titubait légèrement.
Daniel la déposa juste devant la gare. Elle refusa qu’il l’accompagne le long des quais, il s’en ficha :
-Oui, oui… je prendrai soin de moi. D’ailleurs, je vais commencer tout de suite. Sieste jusque Paris !
Sur le quai, il lui raconta ses années de fugue à Lille. La fac, les filles. Des petites histoires entre deux cours mais pas question de conclure.
– Du touche-pipi, quoi ! riait la petite sœur qui ajouta :
– Hé, mon grand… Crois-moi, je suis bien placée pour la savoir, on ne construit rien sur de la fuite.
Les portes du TGV s’ouvrirent juste au moment où il voulait lui dire, pour la vasectomie, mais elle lui faisait déjà signe par la fenêtre du compartiment.
Sur le chemin du retour, il repensa au repas de midi avec la petite. À ces parents qui ne s’accordaient sur rien : l’un avec ses rêves de flibustier au large des galets de Bretagne, l’autre avec son attachement forcenée pour les forêts de sapins.
Le père qui s’extasiait muettement devant l’indépendance des chats, elle qui les empoisonnait à peine discrètement chaque fois qu’il en ramenait un. Le père qui haussait les épaules avec déférence, la mère qui aurait voulu un homme, un vrai, un qui lui aurait cloué le bec comme son père à elle. Françoise et Daniel s’étaient alors remémorés ce grand-père, apprenti tyran, héros à jamais dans les yeux de leur mère. Ils se dirent, éméchés, que le monde était mal foutu. Qu’à leur toute première rencontre, les dés étaient pipés : là mère avait reçu les talons aiguilles et le fouet, le père se contentant du string en latex avec les clous tournés vers l’intérieur. Que Cupidon était vraiment un mec pervers ! Ils riaient aux larmes.
– M. Hardy, voilà, j’en ai fini avec la maison. Plus que le jardin !
Daniel ne se retourna pas sur « Monsieur 4 x 4 ». Il détestait qu’on l’appelle ainsi. Il avait toujours cru qu’une vasectomie lui faciliterait la vie, faudrait qu’il envisage aussi de changer de patronyme ! Il regagna sa voiture, glissa I Fought the Law dans le lecteur CD et attendit que « Monsieur 4 x 4 » en ait fini.
Quand leur père mourut, ils étaient déjà loin, eux deux. Daniel s’apprêtait à terminer sa première année sur les bords de la Meuse liégeoise, Françoise commençait sa quête d’orphelin. C’est à son enterrement qu’ils s’étaient promis, jurés, de ne pas dépasser la barre fatidique des 70 ans.
La mère, elle, s’était murée dans une forteresse de tristesse. Eux deux n’avaient pas bien compris. Elle voua une dévotion sans borne à l’esclave disparu jusqu’à la fin. Elle loua le 51 à des inconnus et se terra dans un hospice pas loin de là, espèce de mouroir dans un parc de résineux.
I Fought the Law, repeat.
Un jour, alors qu’ils étaient venus la visiter et que Françoise avait fui la chambre-mausolée aux mille et une photos du cher disparu, le temps d’une cigarette, le fils lui avait demandé. Pourquoi des enfants ? Pourquoi avaient-ils fait des enfants?
Elle avait d’abord fait semblant de ne pas comprendre, marqué un tout petit temps d’arrêt. Répondit : parce que. Pourquoi Daniel et Françoise ? Parce que c’était plus facile, que ça marchait pour les deux. Garçon ou fille. Fille ou garçon. Danièle et François.
I Fought the Law, encore.
Il se dit qu’ils étaient nés trop tôt, leurs parents. Qu’une vingtaine d’années plus tard, ils se seraient fait vasectomiser / ligaturer dès les premiers jours de leur rencontre. Qu’ils auraient adoré Amsterdam, que son père aurait fièrement revendiqué son goût pour le latex et les clous tournés vers l’intérieur. Que sa mère aurait adoré le fouetter jusqu’au sang. Et Daniel aurait adoré avoir comme voisins ce petit couple sado-maso tout gentil qui ne fait de mal à personne !
« Monsieur 4 x 4 » interrompit la rêverie de Daniel :
-Voilà, c’est fini. Je balance tout sur le site de l’agence et je vous tiens au courant. Daniel sourit, appuya sur Stop, sortit le CD du lecteur. Le remit dans son boîtier, le tendit à l’homme 4X4 : Cadeau !