La première fois, il y a 2 ans

– Hého… Monsieur… On se réveille ? 
– Vous avez mal ? Vous voulez de la morphine ?
Il était dans le gaz. Douleur doucement sournoise. Pas vraiment mal. La voix le sortit des limbes ouateuses. Il avait entendu la proposition. Il adorait la morphine. Il hocha la tête.
– Je me souviens très, très bien de vous… C’était pour la même pathologie, je crois…Rupture de la coiffe de l’épaule droite ? Encore ? Vous n’avez vraiment pas de chance ! Pour la morphine, c’était la troisième fois en moins de 4 ans. Il y avait pris goût. Dans son panthéon gourmand, elle venait tout en haut, à égalité avec la mousse au chocolat. Ce qui était chiant dans les mois qui suivraient, c’était la revalidation. Il connaissait le protocole par cœur. Kiné : 11 semaines, 3 fois par semaine. Si tout ce passait bien ! Bon, il n’allait pas commencer à s’apitoyer sur une épaule fraîchement convalescente. Cette troisième opération prendrait place avec les deux précédentes dans le tiroir des dommages collatéraux.
Le vrai problème à résoudre lors de chacune des 3 consultations pré-opératoires, ce fut l’explication qu’il se devait de fournir au chirurgien orthopédique. Être crédible à tout prix. Il en allait de la poursuite de sa croisade. Il fallait scénariser. Pas question de remettre le même récit pour chacune des 3 fois.
La première fois, il avait prétexté une chute sur un trottoir glissant. La deuxième fois, une chute à vélo dans les bois. La troisième fois, une chute dans des escaliers. Et, pas de chance, c’était l’épaule droite qui avait pris tout, les 3 fois. Normal ! Il est droitier ! Il avait dû préparer chacun des 3 rendez-vous avec une extrême minutie. Le chirurgien n’était pas le dernier des cons. Une sommité de la coiffe de l’épaule droite. Quand on se lance dans une telle mission, il est important d’avoir une équipe compétente à ses côtés même si la dite équipe ignore tout des tenants et des aboutissants de votre mission. Alors, à chaque consultation, il lui avait fallu détailler le contexte de chaque chute. Raconter cette rue d’un quartier résidentiel où les habitants trop âgés ne sont plus capables de virer les feuilles mortes qui recouvraient leur trottoir, imaginer cette racine proéminente qui entrava sa descente en vtt dans la forêt qui surmontait la ville, décrire les escaliers en colimaçons de son duplex et les bouquins qui encombraient 1 marche sur 2. Un vrai boulot de mise en scène lors de chacune de leurs rencontres. 
Il y a plus de 4 ans, il avait fait fort pour sa première fois. Deux presque ados chevauchaient une trottinette sur SON trottoir. Le coup d’épaule droite fut sec, rapide, sans hésitation. Deux d’un coup la gueule sur le bitume. Les deux se relevèrent grimaçant de douleur, boitillant, lui jetant des coups d’œil paniqués, abandonnant la trottinette derrière eux. 

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