Macadam à deux voies (mythe)

Là, quand tu écris, on est le jour d’après. La veille, peu avant minuit, tu t’es endormi sur America, un bouquin de Joan Didion. Tu viens tout juste de le commencer, il y a 3 ou 4 jours. Tu avais longuement hésité. Toujours ce flottement bizarre entre 2 bouquins. La veille, à 19h54, tu as quitté ton appart pour un cinoch. Tu avais réservé la séance sur internet après avoir lu le pitch en diagonale. Tu détestes trop en savoir trop quand il s’agit de cinéma. Ou de livre. Ou de Grande Histoire Amoureuse. On ne précède pas une histoire à venir. Quitte à être déçu, tu veux vraiment être déçu. Tu n’avais même pas capté le nom des acteurs. Vaguement saisi qu’il s’agissait d’un road movie de 1971 sorti dans l’indifférence générale, qu’on venait de ressortir.

Une dizaine de personnes dans la salle, Le film démarre, générique. Deux noms. James Taylor et Dennis Wilson. Je ne connais qu’un Dennis avec 2 N. Le Beach Boys noyé, overdosé, alcoolisé dans les années 70, l’ami de Charles Manson. James Taylor, l’emblème de Laurel Canyon avec Joni Mitchell. Soupir. Pitié ! Pas ça ! Non ! Pas un film de hippies ! Tout mais pas ça ! Tarentino avait tout bon en contextualisant le mythe H (Once Upon a Time in Hollywood) n’en déplaise aux bobos de 2019 outrés à sa sortie. Peut-être qu’un bébé Tarentino se penchera sur le phénomène Bobo des années 2000 dans une quarantaine d’années. Dommage, je vais le louper.
Pendant le premier tiers du film, on est crispé. On attend le foirage. Le non jeu des acteurs qui n’en sont pas vraiment (hormis Warren Oates dans son rôle de mythomégalo) ? Le rythme cotonneux à l’excès entrecoupé des pétarades de bolides survitaminés ? Les silences entre James et Dennis dont on ne sait s’ils sont maîtrisés ou la conséquence d’un synopsis bancal ? L’arrivée un peu abrupte, pas vraiment crédible, de Laurie Bird entre les Deux ? On connaît le cinéma US de ces années-là. On habitait pas loin du Musée du Cinéma à Bruxelles, on habitait à 20 mètres du Styx. Avant Bruxelles, on avait habité Charleroi, Gembloux, Rhisnes, Marche en Famenne, Niangara. A Bruxelles, on a grandi avec Délivrance, Easy Rider, Massacre à la tronçonneuse, Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ce soir, on attend, pas très tranquille que ça dérape. On se trémousse sur son siège, on croise et décroise les jambes. On s’attend un déferlement de violence comme dans les films de ces années-là qui la justifiait souvent au nom de l’exploration de l’âme humaine ! Pas besoin de ça ce soir. De la Douceur, please ! Et si, en plus, on pouvait avoir de la Beauté ! A ta gauche, un mec de ton âge chipote avec le clavier fluo de son smartphone. Tu as juste envie de l’empoigner, de le foutre à 4 partes en l’étranglant juste un petit peu, de lui fourrer son smartphone en suppositoire histoire de voir si son anus clignote fluo !
Tous tes sens reviennent à l’écran. Tu attends. Pas gai le premier 1/3. Tu ne sais pas encore que ton histoire du cinéma des seventies te piège, que le contexte n’a pas toujours raison, qu’il en va de certains films comme de ces étoiles mortes qui continuent à briller dans la voûte céleste. Puis tu commences à décrypter les silences, puis tu commences à les passer sous silence. Puis tu laisses tomber toutes les bribes de tes souvenirs cinéphiles. Sauf Lynch. Pour l’étrangeté, pour la route 66 fantasmée, pour l’absence de réponses à tes questions préalables. Tu es prêt à parier tous tes vinyles et tous tes bouquins que David a vu ce film en 1971. Tu plonges dans les yeux des 4 acteurs, de chacun, des 4 à la fois. Tu es les 4 acteurs à la fois. Tu es émerveillé par cette tension étrange entre les 4 qui s’estompe petit à petit. Puis il y a la fin qui n’en est pas vraiment une. Une fin de pellicule brûlée. Cette fin qui te jette en plein piétonnier 102 minutes plus tard dans une demi-incompréhension délicieuse, orphelin des 4.
On sort du piétonnier, on traverse le boulevard, on rentre chez le paki acheter un petit paquet de Camel bleues. Une mère et deux filles ados à la place des pakis habituels. Tu les as jamais vues ces trois-là.La mère, revêche, qui nettoie la boutique avec une des deux ados. L’autre ado qui n’y connaît rien en clopes. Il n’y a pas la même luminosité dans la boutique qu’avec les pakis habituels, Ce ne sont pas les mêmes rayonnages. On sort du Paki qui n’est pas vraiment le Paki avec des cigarettes qui ne sont pas des Camel bleues. On rentre dans sa rue qui n’est pas vraiment sa rue. On est le film, on est les 4.

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