– Ah, voilà le trio de choc!
Chaque premier vendredi du mois à 20 h, Marco, Franck et moi devant la porte entrouverte de l’appart de Nat :
– Clara n’attendait plus que vous pour s’endormir.
Babysitting en échange d’un repas pour trois. Bières belges à volonté.
– Je prendrai le dernier métro.
Quatre bonnes heures pour refaire le monde. Celui de Franck, une fois par mois.
– Soyez sages, les garçons !
Ce soir, stoemp. Mélange de choux et de pommes de terre, le tout réduit en purée, servi avec des saucisses de porc. Le mois dernier, on a eu droit à un waterzooi. Sa manière à elle de nous faire découvrir son Bruxelles natal qu’elle avait quitté quatre années auparavant. Juste après la naissance de Clara.
– Tu ne me feras pas croire qu’entre toi et Nat…
Ça c’est Franck, LE Franck, une demi-seconde avant qu’il n’avale un bon gros bout de saucisse à peine mâchée. Il faut que je précise que, pour lui, les relations hommes-femmes n’ont de sens qu’une fois débarrassées de tout vêtement.
– À POIL ! Son expression favorite. Franck, l’homme aux deux syllabes.
Alors, lui raconter ce drôle de lien qui me relie à Nat relève de la pure utopie. Autant demander à un sprinter de gagner l’étape du mont Ventoux !
– T’es vraiment trop con, je réplique, haussant les épaules.
– Qui je ressers ?
Ça c’est Marco le doux et sa trouille devant la moindre menace de conflit.
– Oh, Marco, déstresse !
Elle était pourtant toute simple mon histoire avec Nat. Je l’avais trouvée à la sortie de la crèche alors que j’allais rechercher Théo et, elle, sa Clara. On s’est revus, on s’est échangés nos passés respectifs. Mon parcours de père divorcé un weekend sur deux contre son périple de mère fugueuse.
– Si tu nous parlais de tes nouvelles conquêtes ?
– Oh, le père de famille, mets-la un peu en veilleuse ! Question cul, t’en es toujours à bander devant de vieilles photos.
– Tu te trompes, mon grand. Mes histoires d’amour, je me les garde bien au chaud. Mais vas-y ! Raconte-nous tes ballades sentimentales sur internet.
C’est la partie du repas que Marco et moi préférons. Ce moment où Franck se démène pour nous faire partager sa vie de célibataire polygame. Ces quatre bonnes heures où notre ami nous livre en vrac ses derniers exploits en matière de baise. Brut de brut.
– Il y a trois semaines, j’en ai rencontré une sur le net. T.E.R.R.I.B.L.E !
Le truc de Franck, c’était de jouer au con. Son vocabulaire tenait dans un dictionnaire qui s’ouvrait sur anus pour se refermer sur zob en passant par clito, foufoune, morue, raie, rondelle, suce-salope, thon… et j’en passe ! Une carapace couleur chair glauque. Deux années qu’on se connaissait, lui et moi. Que Marco l’avait ramené chez moi après un début de nuit alcoolisée.
– La photo sur le site de rencontre, c’était quelque chose. Une hôtesse de l’air!
Vous imaginez la tête du Franck, les mecs ! Et puis, vous me connaissez ! Le Franck, il redescend vite sur terre. Il se dit que si la dame est une experte en photoshop, derrière la biche se camoufle un vrai thon !
– Alors, je lui fixe un rencard à l’hôtesse de mes deux. Et trois soirées plus tard, je me retrouve tout en haut, à la sortie des Abbesses. Prêt à me tirer en quatrième vitesse des fois que l’original ne correspondrait pas à la photo.
-Et là, le coup de grâce ! il ajoute.
Il y a quatre ou cinq mois, un samedi d’été, Marco a insisté pour qu’on se retrouve dans un bistrot. On a parlé de nous deux. Et de nous trois, les mecs de chaque premier vendredi du mois. Là, je lui ai lâché que le Franck, c’était quand même un fameux crabe. Qu’il n’était pas méchant mais que je le trouvais lourd de chez Lourd. Marco m’a regardé parler. Je le voyais mal à l’aise. Il se tordait sur sa chaise. Transpirait.
On se connaît depuis qu’on est môme, Marco et moi. Alors j’ai mis son excès de sudation sur le compte de sa fameuse trouille des conflits. Comme je ne suis pas un tortionnaire, j’ai mis le cap sur des sujets qui ne fâchent pas. Le nouveau Tarentino, le dernier Motörhead. Il suait toujours autant. Quand j’en eus terminé avec les sujets consensuels, Marco bredouilla : « Dis Julien, tout ce que je vais te confier, jure-moi que tu n’en parleras à personne ! »
Marco-le-doux. Bon, j’étais habitué à être la tirelire aux secrets de mon ami! Des choses pas vraiment graves, des trucs de mec délicat.
– La Bombe. Le Machin qui va te rendre fou au moins deux nuits de suite. La totale. Un ovni avec des seins et un cul que vous ne pouvez même pas imaginer. Haut, le cul. Bien planté sur des cuisses et des jambes qui vous…
Du Franck pur jus. Voyage dans un calendrier de routier, un vendredi par mois.
– Okay, okay, je lui dis. Un poster 3D, ton hôtesse de l’air !
– Et le poster, tu l’as punaisé chez toi ? surenchérit Marco, décapsulant trois Ciney blondes.
– Les mecs, n’oubliez pas la règle d’or du Franck. Ne jamais ramener une moule at home ! Consommer à l’extérieur. Toujours. Je préfère encore leur payer l’hôtel que de retrouver un truc qui suinte dans mes draps au petit matin.
– Bonjour le romantisme, en chœur, Marco et moi.
Retour sur ce samedi d’été d’il y a quatre ou cinq mois. Marco se tortillait toujours sur sa chaise quand il commença son laïus. Un vrai petit sermon de curé de banlieues difficiles. Il me pria de me méfier des apparences, du premier regard, des préjugés, etc etc!. Ensuite il se lança dans une ode à la tolérance. Un discours haché où il était question des deux côtés du miroir, de jardin secret et autres galeries souterraines.
Les mots de Marco se perdaient dans le brouhaha et les volutes de fumée bleutée. C’était un samedi soir et la faune parisienne branchouillarde jouait des coudes au bar. Et moi, je tentais de saisir au vol, tant bien que mal, toutes ses syllabes. Je me levai, contournai la table et m’assis à sa gauche. Genou contre genou, épaule contre épaule. Plus rien. Plus un son ne sortait de sa bouche. Ensuite, il tourna légèrement la tête vers moi et ce fut un raz de marée de mots qui se firent un chemin entre ses lèvres. Avec, comme épicentre, Franck.
J’eus droit à la totale. Son enfance infectée par un père militaire. La vie épouvantable qui régnait dans la maison familiale. La fuite du Franck quand l’officier exigea que le fils fasse son entrée sous les drapeaux afin de perpétuer une certaine tradition. Les deux ou trois années où Franck et Marco se perdirent de vue. Leurs retrouvailles hésitantes dans un bistrot, celui de ce samedi-là.
Qu’il fallait que je me mette à la place de Franck. Qu’il avait du s’inventer une vie pour sa famille, ses collègues. Qu’il s’était créé un personnage de gros beauf rien que pour moi parce que ce n’était pas évident à raconter tout ça à un mec qui a un gosse. Que toute sa vie n’était qu’un grossier déguisement. Qu’il était temps que je sois un peu plus cool avec Franck.
– Et ce n’est pas parce que je ramène des canons à la maison que mes voisins doivent en pâtir. Là, je parle des cris du canon !
– Oh, Franck, tu conclus ou quoi ! je m’exclame, le cerveau légèrement embué par des vapeurs trappistes.
– Après le resto, on s’est retrouvés dans une boîte. Et là, je ne vous raconte pas le concert de déhanchements. J’avais le tournis. Cette fille s’offrait toute à moi. Aucun doute, les mecs, j’avais touché le jackpot !
– … Et vous savez quoi ?
À ce stade du récit du vendredi par mois, Franck marque systématiquement un temps d’arrêt. Technique censée faire saliver ses interlocuteurs, Marco et moi.
– La bombe… elle propose de me ramener chez elle. Me voilà embarqué dans un ascenseur grand comme mon salon, avec cette poupée qui n’arrête pas de me tripoter.
Ça y est, c’est reparti. Clin d’oeil de Marco, je souris discrètement.
– Un loft, je vous dis. Un vrai comme dans les films. Je devenais cinglé, la voir se trémousser. Alors, une fois la porte refermée derrière nous, j’ai hurlé…
– … À POIL ! nous, en choeur.
Le samedi d’été d’il y a quatre ou cnq mois, suite et fin.
« Tu comprends ce que j’essaye de te dire » hurlait Marco, éveillant ainsi la curiosité narquoise de nos voisins branchouillards-glandeurs-barbouillés- parfumés Jean-Paul Gauthier.
« Il est pédé. Homo. Franck est une tantouze, une tapette, une tarlouze, une grosse fiotte. Alors il s’est construit un cerveau de camionneur pour donner le change. Il achète L’Équipe chaque lundi pour avoir un sujet de conversation avec ses collègues. Il la ramène avec ses histoires de cul invraisemblables pour qu’on ne l’approche pas de trop près. Et tous les
mecs du monde entier lui envient son statut de célibataire baiseur fou. Franck s’est bricolé une tenue de camouflage géante. Tu comprends ? »
-On n’est jamais arrivé à la chambre. On s’est fait la totale sur le divan du salon. Tout le Kamasutra. Recto, verso. Pas un seul morceau de chair qui n’y a pas eu droit. Un vrai feu d’artifice. À tous les étages. Le 14 juillet du cul !
Comme chaque premier vendredi du mois, on lui dit qu’il avait une chance de cocu et il nous répond que les envieux sont tous, sans exception aucune, des peines à jouir. Et pendant que Marco et moi stockons la vaisselle dans l’évier, Franck va s’installer sur le bord du lit de la petite Clara. La regarde dormir, doucement. Mais ça, je ne suis pas censé être au courant.
Comme le reste.
Après ce rituel, bien huilé depuis la fin de l’été, on se retrouve autour d’une dernière trappiste, une Orval, quand la porte d’entrée se referme sur un léger claquement:
– Alors, les filles, on a passé une bonne soirée ?
– À POIL NAT, nous, en choeur.