Ils étaient au premier étage, au milieu de la salle. Salle 2. C’est lui qui avait choisi le film. Il n’avait lu aucun papier, aucune critique, simplement deux lignes qui parlaient d’une histoire mettant en scène 3 bras cassés, un post timide et enthousiaste sur facebook, et un commentaire disant qu’Hugues Dayez n’avait pas apprécié.
Elle, elle est à sa gauche. Il adore son profil. Quand ils vont au cinéma, il la regarde à la dérobée cinq ou six fois en moyenne par séance, discrètement. Mais elle n’a pas le monopole des coups d’œil à la dérobée. Il aime ça, regarder le profil des gens au cinoch. Il est très fort pour balader ses yeux sur un axe horizontal de 180° sans le moindre tressaillement dans la nuque. Vieux truc de voyeur, ça s’apprend dès la fin de l’enfance.
Sur l’écran, Anne Dorval et son ado de fils avec un accent québécois à couper au couteau, avec sous-titrage joual/français. Du joual, très peu à voir avec le français. Steve est insupportable, la mère dépassée. Le gosse est passé d’institution en institution. Psychopathe ? Schyzo ? Gros taré?
Il jette un coup d’œil à gauche pour la huitième ou neuvième fois. Elle ne bouge pas. Comme figée, comme paralysée, comme momifiée. Il s’en veut déjà. Il lui avait parlé d’un film avec des bras cassés, un ado presqu’adulte, sa mère et une voisine. Bras cassés, pour lui, ça voulait dire une séance avec une histoire de barges bien frappée, où les éclats de rire seraient fréquents. Un peu comme dans Django, de Tarentino. Elle avait aimé la violence récréative de Django.
Au bas des escaliers, en regardant la photo du gosse de merde sur le Journal des Grignoux, elle lui a dit qu’elle croyait avoir vu la bande annonce, que ça avait l’air d’être un truc dur dur. Il avait répondu par la négative, qu’ils ne devaient pas parler du même truc.
Le Canada, c’était il y a très très longtemps. L’arrivée à Montréal puis cap sur Hull, juste à côté de Ottawa, puis cap sur la Gaspésie. La première semaine là-bas, il aurait bien eu besoin de sous-titres. Il leur répondait par oui ou par non, au hasard des questions posées.
La mère vient de déménager, sans boulot, avec un ado de merde sur le dos. On est au delà de l’hystérie mère-fils. Ce mec est d’une violence extrême, d’une douceur extrême. Dans la maison en face, un petit couple avec une gamine. De loin, la petite famille sans problème, clean, un peu cliché. Une maman, un papa, une petite fille.
Elle, à sa gauche, elle ne sourcille pas. Il lui semble que ses yeux brillent bizarrement depuis une bonne vingtaine de minutes. Mais, ce n’est pas évident de constater l’émotion dans un regard, de biais. A l’écran, déchaînement de violence hystérique. Le gosse de merde tente d’étrangler sa mère. Regard de plus en plus embuée chaque fois qu’il se retourne vers la gauche.
Ça faisait longtemps qu’il n’avait plus vu des gens quitter une salle en cours de séance. Lui, la dernière fois, c’était avec « Coffee and cigarettes » de Jim Jarmush. S’était fait chier! Derrière lui, les deux filles qui chuchotaient se sont tues depuis longtemps.
Au début, pendant la première demie heure, il s’est dit que son choix était foireux, qu’ils se tapaient un Frères Dardenne made in Québec. Après deux heures, une vingtaine de regards en biais, on était très très loin de Seraing. Lui, il était atrocement culpabilisé de lui avoir imposé ça, elle qui avait demandé de la légèreté. Le duo est devenu un trio. La mère d’en face a traversé la rue. Elle a perdu tous ces mots, se bat pour les prononcer un à un, lettre après lettre. Alliance de bras cassés. Kyla retrouve peu à peu la parole.
On ne sait pas ce qui s’est passé dans la vie de Kyla. Le beau profil et lui en parleront après la séance. Elle, elle a remarqué qu’il y avait une photo chez les voisins d’en face où ils étaient quatre. Kyla+un papa+une gamine+un gamin. Pour l’ado de merde, on sait juste que le père est mort dans un accident, que tout a foiré après. A droite, personne ne bouge, ne sourcille. Toute la rangée est immobile. On ne tousse pas, on ne chuchote pas, on ne sourie pas, même s’il y a eu quelques gros éclats de rire pour quelques gros mots.
A sa gauche, les yeux brillent de plus en plus jusqu’à ce qu’il y ait l’épisode de l’enfermement dans l’hôpital psychiatrique, avec camisole de force, médocs, long couloir sans fin et tout et tout. FIN. Lumières. Silence pesant dans la salle, personne ne se lève avant la fin du générique. Lui, il lui dit qu’il s’excuse pour ce drôle de choix de film pas du tout du tout drôle. Il se rapproche du profil. Son beau profil s’effondre. Elle pleure pleure pleure.
( la bande annonce de Mommy suivie d’autres textes pour d’autres films)
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