Désarroi

Dans un bistrot, en face du boulot, vers 13 heures, en relisant des travaux d’étudiants, deux jeunes mecs rentrent et commandent une bière. Des blancs, la vingtaine. Discussion. A propos de l’humour Charlie, en vrac.
Est-ce qu’au nom de la liberté, tu as le droit de faire du mal aux gens, de les titiller / Dans Charlie, ils disent: Si t’es pas comme nous, t’es au Moyen-Age / De toute façon, a-t-on jamais ri des mêmes trucs? / Moi, je suis internationaliste / Pourquoi vouloir opposer les gens avec leur humour?
Moi, je me sens visé par ces phrases égrainées le temps d’une seule bière. Je me pose des questions sur cette contre-culture et cet humour qui m’ont construit. Comment ai-je pu croire que tout ça était devenu la norme ?
Ahahah ! Connard !
Ai-je oublié l’enquête des flics dans le quartier où habitaient mes parents quand j’ai fait ma demande d’objection de conscience ? Ai-je oublié qu’on faisait 24 mois de service civil en échange ? Ai-je oublié les contrôles routiers interminables quand les flics se rendaient compte qu’on était objecteur ? Qu’on allait chercher des déserteurs français à Paris parce que l’objection de conscience n’existait pas là-bas ? Comment ai-je pu croire que tout ça était devenu la norme ?
Baisser la garde, c’était stupide et vaniteux. Ahahah ! Connard !
Pourquoi avoir cru que le droit à l’avortement était inaltérable, définitivement acquis ? Pourquoi avoir cru que voter suffisait, même si je n’allais pas voter ? Pourquoi avoir cru que la peine de mort était définitivement bannie ? Pourquoi n’avoir jamais parlé de Yan Palach et de Salvator Allende, mes martyrs à moi pour la vie entière ? De Franco, de Pinochet et du capitalisme sauvage, mes tortionnaires à moi ? Pourquoi n’avoir pas transmis tout ça ? M’être contenté d’en parler aux gens qui étaient sur la même longueur d’onde que moi.
A 20 ans, je me souviens avoir constaté qu’il y avait un fossé entre moi et le monde normal, le monde des autres. Je me souviens m’être dit que ce fossé se comblerait plus tard, au fil des années, du temps qui nous rendrait tous plus sage.
Ahahah ! Connard !

Aujourd’hui, je ne vais pas jouer au faux cul. Ça fait 10 ans que je suis persuadé vivre dans un régime pré-fasciste, ça fait 15 ans que je me dis qu’on va vers un climat insurrectionnel. J’aurais parié sans problème ma maison que ça se terminerait comme ça, l’histoire des caricatures dans Charlie.
Mardi, après l’épisode du bar plus haut, je vais donner cours et parle aux étudiants du contexte dans lequel a vu jour Charlie dans les années 60/70, quitte à passer pour un vieux con. Les risques de ce métier !
Un étudiant me parle de sa vie là-bas, près d’ici.
Monsieur, dans mon village, y a des impacts de balles / Certains ont des bourses mensuelles de 800 euros parce que leurs parents sont au chômage et qu’ils vivent dans une zone sensible / Je n’ai droit à rien alors que mes parents, eux, bossent avec un petit salaire / Ma mère, dans son boulot, en six mois, elle a vu plein de femmes commencer à porter le voile / Moi aussi, je vis dans la même zone sensible qu’eux / C’est pour tout ça que je ne m’intéresse pas à la politique
On vit dans un monde complexe et on a tout simplement oublié d’expliquer cette complexité. On a tout simplifié parce que c’était plus facile à vivre. Et plus rentable ! On s’est contenté du Blanc ou du Noir, on a oublié les couleurs.
Suis paumé.

Grand_Duduche1

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