Quand l’œil gauche décide que Trop c’est Trop

Les néons défilaient à un rythme régulier entrecoupé par l’ouverture de portes automatiques à doubles battants. Roues couinant sur carrelage invisible. Labyrinthe de voix déformées, de bouts de phrases qui disent « T’as fini à quelle heure ? Et tes vacances ? Tu sais que ? » Bouts de questions sans réponses. Des rires en majorité féminins hi-hi-hi défilent sous les néons entrecoupés par quelques rires mâles ha-ha-ha. Lui, il a essayé de se repérer dans l’espace entre trois ou quatre portes à doubles battants. Lui, depuis deux semaines, en prévision de la balade sous les néons d’aujourd’hui, il s’était fait une bonne cinquantaine d’épisodes de la série H avec le seul œil droit. Deux semaines que le sort de son monde reposait sur le seul œil droit. Comme si on pouvait faire confiance à un seul œil quand on sait que le gauche a décidé que Trop c’est Trop. Il y a un moment où la vraie vie de dehors, ça suffit ! En tout cas, c’est que semblait penser l’œil gauche en se réfugiant dans des formes molles aux couleurs mauves sanguinolentes et obscures.

Quand il franchit l’entrée des urgences, il y a deux semaines, il n’était pas vraiment dupe. Autant il n’a jamais cru au destin, autant il se méfie du hasard. Il est du genre « il n’y a pas de fumée sans feu » Depuis, l’œil droit s’est gavé de Google et d’interprétations psychanalytiques. Google est féru de psychanalyse. L’œil droit est ainsi tombé en arrêt sur l’article d’un mec qui prétend qu’on peut rattacher les yeux aux organes génitaux. Deux yeux, deux testicules. Quand le brancardier l’abandonna à son sort « on va venir vous chercher », même s’il n’avait jamais vraiment cru aux vertus de la psychanalyse, il plongea discrètement sa main droite sous la couverture, vérifia que sa couille gauche était toujours à sa place, légèrement vautrée sous les effets de la pré-anesthésie. C’était bien le cas. Couille gauche, OK. Pour lui, la psychanalyse était une grille de lecture qui s’adressait avant tout à la bourgeoisie viennoise. Et à tous les bourgeois occidentaux par extension. Il avait toujours douté que le prolo qui faisait les trois 8 pouvait intégrer sa vie de prolo dans une lecture psychanalytique. Tant que sa main droite se baladait sous la couverture dans la région pubienne, il en profita pour tâter tout aussi discrètement son prépuce, des fois qu’il y aurait un lien entre le décollement de la rétine gauche et la disparition d’un prépuce. Il avait toujours considéré la circoncision comme un acte de barbarie, ce qui n’arrangeait rien à son délire anesthésié. Prépuce, OK. Il chassa très vite cette idée saugrenue dans un sourire un peu idiot vite englouti par le brouhaha de voix aiguës interrompu par une voix grave et autoritaire qui se présenta comme étant l’Anesthésiste.

Lui, il avait toujours eu un faible pour l’analyse systémique. Il lui était impossible de poser le pourquoi du comment de la rétine gauche en tenant à l’écart la rétine droite.  Ce qui ne résolvait pas son problème de décollement de la rétine gauche. Gros plan sur un visage masqué et chapeauté d’un bonnet vert d’eau. « On s’occupe de vous ». Picotement dans le creux du bras droit. Le visage du maître-nageur tout vert disparut et laissa l’œil droit face à la rangée de néons. Le visage masqué d’une infirmière verte vint s’interposer entre lui et les néons. Et puis une main en plastique verte lui balança du slime gluant sur l’œil droit. Puis la voix grave du maître-nageur « On y va ». Picotement acide dans le creux du bras droit. Trois heures plus tard, l’infirmière toute verte lui proposera de la morphine. YEAH !

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