Le vent soutenu des journées précédentes s’était converti en un souffle à peine perceptible masquant furtivement la chaleur de midi. Le cabriolet, une Alfa-Roméo Duetto Spider de 1968, rouge, décapotée, apparaissait et disparaissait du paysage hachuré de dunes. A 150 mètres, une jeep Willys kaki venait à sa rencontre. Trois ou quatre appels de phares insistants, un bras intimant à la conductrice de l’Alfa de s’arrêter. Kevin, LE Kevin. Une voix arrogante sortit du visage aux taches de rousseur d’un petit mec d’à peine 18 ans qui aimerait tant qu’on le prenne pour un vieux de 25 :
– Jeanne, faut qu’on se voie un de ces jours. J’ai l’âge pour ça, maintenant !
– Cher Kevin, puisque vous êtes au courant, on a dû vous expliquer que la maison ne fait pas crédit.
– Plus qu’une dizaine de jours et je tiens la buvette de la plage toutes les vacances d’été. Vu que je serai payé à la semaine, on devrait se voir plus d’une fois d’ici la fin août !
Un mauvais sourire lui déchira le visage :
– Y en a même certains qui prétendent que tu bosses à l’œil chaque vendredi soir!
– Manifestement, vos informateurs ont omis de vous faire part d’un petit détail ! Je déteste les sales cons. Jeunes ou vieux !
Alors que l’Alfa rouge s’enfuyait entre les dunes, les doigts de Kevin serraient rageusement le volant de la jeep toujours à l’arrêt. Ses lèvres s’entrouvrirent, crachèrent :
– SALOPE !
Jeanne marqua un temps d’arrêt dans le couloir, sourit, puis se dirigea vers la cuisine d’où provenaient des voix assourdies par la hauteur des plafonds. Face à face, Vlad et un vieil homme au front strié de rides horizontales, vêtu d’un costume brun marron en velours côtelé. Une table en formica, un jeu d’échecs, deux verres, une bouteille de vodka.
– Bonjour, les hommes !
Vlad, le coude gauche ancré à la table, l’avant-bras servant de béquille à un menton posé dans le creux de la main, était hypnotisé par les pions qui quadrillaient l’échiquier. Son partenaire, affalé sur la chaise, les deux mains croisées sur le ventre, lui souriait, narquois, satisfait.
– Monsieur Vanderbiest, je vois que Vlad vous a initié à sa boisson favorite !
– Oh, Jeanne, ne vous méprenez pas ! Je ne fais que vérifier la théorie concernant l’alcool et ses effets secondaires sur le déplacement de la reine. Ça me réussit plutôt bien !
– Moi, j’ai une autre théorie. Je crois que les slaves sont de monstrueux usurpateurs fortement alcoolisés. Pfff ! Un peuple capable de vendre des âmes mortes…
Vlad, muet, tourna légèrement la tête et lui glissa un imperceptible clin d’œil. Elle vint se coller au dossier de la chaise, ses doigts jouaient avec les longues mèches. Ses mains enserrèrent les tempes blondes, le forçant à basculer la tête en arrière. Elle lui posa délicatement un baiser sur le front. Il parla, enfin :
– Monsieur Vanderbiest, je crains qu’il nous faille remettre à demain la suite de notre partie. La tsarine est de retour!
Le vieillard à la moustache finement taillée et au nœud papillon parfaitement horizontal secoua son arthrose, se leva :
– Chère madame, accorderiez-vous une visite à un vieil homme. Disons… dimanche après-midi ?
Elle lui adressa un sourire enjôleur :
– A l’heure de la sieste ?
– Bien entendu. N’oubliez pas votre blouse blanche ! Il faut se déguiser en infirmière pour accéder au purgatoire des vieux.
Vlad, assis sur le rebord de la baignoire. Jeanne se glissa dans la baignoire, déplia les jambes, se redressa, frissonna, ramena ses cuisses contre son buste, enroula ses bras autour des genoux serrés, joignit les mains, entrecroisa les doigts. Leva la tête, songeuse.
– Lave-moi les cheveux, s’il te plaît… et puis le dos. Prends tout ton temps.
Il se pencha, saisit le flacon :
– Moi, j’aimerais un shampoing qui efface tout, qui rendrait leur blancheur virginale à mes neurones.
– Moi, je crois surtout que tu devrais changer de lecture. Cette histoire d’âmes mortes !
Elle ferma les yeux, doucement.
– Tu es triste.
– Une mauvaise rencontre sur le chemin du retour ! Ce Kevin est un grand tordu. Un vrai taré !
Elle cligna des yeux, doucement. Se redressa. Les doigts caressaient sa peau mate, les mains se baladaient tout le long de sa colonne vertébrale. Innocemment, sans arrière pensée.
– Tu étais amoureuse de José ?
Elle, le regard avec l’enfance comme ligne d’horizon :
– Tous les jours, on prenait le car pour Boulogne. Il suivait des cours au lycée technique et moi, mes yeux de gamine l’avalaient tout cru. J’avais trouvé mon prince charmant pour toute la vie !
Il hocha la tête, sceptique. Elle répondit par une moue de gamine :
– Tu sais, ici, un prince charmant quand on a 9 ans, ça aide juste à grandir. Une provision de rêves pour les années grises ! Je crois qu’il m’aimait bien, comme on aime une petite sœur. Un jour, Maria a débarqué dans le soleil de juillet avec ses grands airs.
***
Derrière le bar, une femme, une carrure toute en rondeur. Marinette. Un visage aux pattes d’oie rieuses, au front large. Une monture de lunettes accrochée à une chaînette imitation or qui flotte sur une poitrine XXL.A ses côtés, un homme frôlant la soixantaine scrutait la transparence d’un verre. Face au couple, les sept ou huit habitués de la fin de journée venaient, un à un, rejoindre les chômeurs longue durée, la majorité, et les trois pensionnés présents dès le saut du lit. Tous accrochés au bar, comme une cordée fatiguée en hautes montagnes.
– Une tournée pour la maison ! Profitez-en ! Avec l’arrivée des rougeauds de la ville, dans quelques jours, je n’aurai plus le temps d’écouter vos bêtises !
Une voix hargneuse s’éleva au dessus des « Ouais, vive la patronne ! » :
– Avec le pognon que tu vas te faire pendant deux mois, tu ne voudrais pas qu’on te fasse des courbettes !
– Je n’en attendais pas moins de vous, Monsieur le Mesquin. C’est la pharmacie que tu devrais fréquenter, pas mon bistrot. C’est vrai qu’on n’a pas encore inventé la pompe à Maalox. Ça calmerait tes aigreurs d’estomac !
Elle se retourna vers son époux qui tirait une bière :
– Lui, tu l’oublies ! Quand je pense qu’il a fait les yeux doux au maire pour que son Kevin soit engagé à la buvette de la plage.
Le bilieux, attablé-solitaire dans le fond du bistrot, avec dans son dos une affiche vantant les gains du Quinté Plus, vida sa chope d’une traite.
Marinette continua :
– C’est parce qu’il y a des touristes que ton gamin ne va pas se trimballer les poches vides !
Le bilieux reposa le verre sur la table en formica :
– Jojo ! Une autre ! Moi, je la paye. Pas mon genre de faire la course à la flatterie !
La fin de la phrase s’éteignit dans le brouhaha des chopes qui s’entrechoquaient. La porte s’ouvrit sur une silhouette voûtée, floue, en contre-jour, Germain Malherbe.
– Voilà mon préféré !
Marinette quitta le bar sous le regard amusé de Jojo, se plaça derrière le nouveau venu qui se hissait sur un tabouret.
– Dis donc, mon chéri, qu’attends-tu pour déposer un bisou sur mes joues décharnées ?
Clin d’œil à la patronne, poignée de main à Jojo par-dessus le zinc. Soupirs éreintés de fin de journée. Une chope.
Et plus vite que ça !, pensa-il très fort alors qu’une voix surgit de l’extrémité du bar :
– Germain, on a vu ton protégé traverser le bourg comme une flèche. Il a de qui tenir, le gamin !
La même voix par-dessus les têtes :
– Un vrai crac de la race des Fignon-Hinault, le père ! Il aurait pu aller loin.
Germain se tassa, les coudes ancrés sur le zinc, les mains se rejoignant autour d’un verre de Krô. Il fixa le grand miroir qui couvrait une partie du mur derrière le bar. C’était bien avant que Marinette ne reprenne le bistrot familial.
-… Et puis, y a eu l’arrivée de la belle italienne de Nancy.
Il scruta ses rides, plus profondes été après été. Se laissa aspirer par cette vieille histoire qui lui sautait à la gorge, aube après aube, pour s’évanouir en fin d’après-midi, le temps de 5 ou 6 chopes.
– La belle Maria, s’immisça Marinette.
Au retour du bistrot, il s’abrutirait devant la télé avant de ramper vers le lit. La vieille histoire le rejoindrait une fois l’ampoule éteinte. Nuit après nuit, elle le conduisait sur les bords de la Vallée des Larmes. Il avait bien tenté de s’endormir toutes lumières ouvertes ! Elle ne voulait rien entendre et venait se lover tout contre lui, à la racine du chagrin. Une vieille histoire, ça a la peau dure !
Le regard de Germain quitta le miroir pour la voix du bout du comptoir :
– Et si on lui foutait la paix au passé !
Mais la voix de l’autre côté n’avait rien à foutre d’une réponse désabusée :
– Les vieilles histoires, ça nous tient vivant ! Moi, je les trouve toutes belles.
L’homme voûté se tassa un peu plus. Qu’on ne vienne pas lui asséner que le passé vous tient droit comme un i ! On lui survit. Point ! Les souvenirs sont juste là pour vous rappeler que le présent n’est jamais que la somme exponentielle d’une multitude de petites trahisons, qu’un Judas se terre au fond de chacun.
Le bilieux réapparut :
– Héhé, y en a même qui disaient qu’entre la ritale, le père du débile et toi, c’était…
Marinette et Jojo, a cappella :
– Ça suffit !
Ses yeux se posèrent à nouveau sur le grand miroir mural, et se voilèrent. Encore un soupir, muet, plus douloureux que les précédents. Une autre chope pensa-t-il très fort.« Germain, mon ami, mon frère, mon entraîneur ! Germain sans qui je serais nulle part ! »
Deux bouts de phrases que le Grand aimait répéter aux journalistes du coin.
Toujours la même histoire. Mêmes images, mêmes photos. Des couleurs aussi vives qu’il y a presque vingt cinq ans. José Franquart, Germain Malherbe, le break Peugeot 405 blanc et le tout nouvel atelier Franquart-Malherbe, Jos et Bouboule. Le Grand et Germain. Le Grand trustait les podiums, Bouboule au volant avec les boyaux, roues et pièces de rechange ; et les commandes qui s’amoncelaient sur le bureau. Critériums le week-end, boulot du lundi au vendredi. Les bals du Pas de Calais après la plus haute marche du podium. Les « Jos, t’es le meilleur », les « attaque, Grand ! », les bouquets du vainqueur, les slows d’après courses. Et les filles du podium qui embrassaient José et terminaient les nuits avec Germain.
La banquette arrière du break Peugeot avait accueilli les canons de la région sans que la jalousie ne vienne entacher leur connivence. Leur foi espiègle dans un bonheur léger semblait inébranlable.
– Et si on parlait de la mère de ton protégé, la pouffe de Metz !
Le bilieux du fond du troquet continua :
– Je mets ma main à couper que t’es guère plus propre que moi à l’intérieur. Et puisqu’on parle de Simplet, faudrait que tu m’éclaires ! Qu’est-ce qu’elle fout là-bas la voiture de cette salope de Jeanne chaque vendredi soir ?
Marinette avait déjà quitté le comptoir :
– Mais tu es pourri jusqu’à l’os ! Il faut que tu t’en prennes aussi à ceux qui sont partis ! Espèce d’hyène !
« Chez Marinette », il y avait la patronne et Jojo qui la couvait de regards tout doux, la peau de chamois posée sur l’épaule. Bien entendu, les habitués le charriaient, lui demandaient quotidiennement, en un clin d’œil appuyé, pourquoi son nom ne figurait pas sur l’enseigne. Les plus narquois exigeaient d’être servis par la patronne. Pas par le larbin ! Lui s’en fichait pas mal. Sa vie, il ne la concevait qu’à côté d’elle, un peu en retrait, éperdument amoureux de l’impératrice de ces murs.
De septembre à juin, c’était tiercé, lotto et grands coups à boire chez les gens du coin. Tout pour l’alcoolo solitaire. Avec les vacances d’été, le lieu se métamorphosait en « Tout pour la plage ». Matelas pneumatiques aux couleurs flashantes, pelles et sceaux en plastique fluo, charbon de bois pour barbecues avinés, coupe-vent et crèmes solaires, plats surgelés et pack de 12. Le Grand Bazar pour vacanciers, le souk fluo.
Marinette régnait sur un petit peuple qui troquait onze mois de quotidien gris contre quatre semaines d’amnésie pas toujours ensoleillée.