Depuis plus d’une semaine, Wissant s’agitait de l’intérieur, un peu comme si ses habitants entreprenaient un nettoyage de printemps à la fin juin. Rien de spectaculaire, juste une effervescence. Des volets qu’on repeignait d’une couleur identique à celle de l’été d’avant, des chaises et des tables qui venaient subitement longer la façade des bistrots, des bistrots qui se la jouaient restaurants en affichant négligemment des plats du jour, des menus avec des frites à chaque ligne, du poisson et du steak une ligne sur deux, alternativement.
Alors que le concierge du camping municipal « La source » repeignait les barrières hachurées de blanc et de rouge, les cantonniers épilaient, à coups de débroussailleuses, les bas côtés de la départementale 940 qui traversait le bourg. Alors que la responsable de l’office de tourisme « La terre des deux caps » drillait les deux étudiantes qui l’épauleraient les deux mois de vacances, « Chez Marinette » on s’agitait tranquillement. Nouvelles affiches Quinté + punaisées sur le mur du fond à droite, réapprovisionnement de cigarettes, déballage de matelas pneumatiques vert fluo, nouveau présentoir pour recueillir la presse belge et néerlandaise durant huit semaines, cordons de drapeaux triangulaires bleu-blanc-rouge parcourant les diagonales du plafond – c’est toujours ça de fait pour le 14 juillet. Et nouvel écran plat en hauteur – Tour de France oblige – dans le coin à droite, en entrant. Dehors, en équilibre sur une échelle en alu, à deux mètres du sol, Jojo accrochait fébrilement un panneau « Tout pour la plage ». Quant au grossiste de bonbonnes de gaz, essentiellement pour la clientèle du camping, il avait promis de venir livrer Jojo pour la fin de la journée. Dans deux jours, il serait trop tard.
Cet été là, le premier juillet tombait un samedi. Aux habitués des week-ends à la mer de Dunkerque, voire Lille, venait s’ajouter un déferlante de visages pâles en provenance de la banlieue pavillonnaire parisienne, du centre de la France, de Belgique. Plus quelques familles hollandaises et leurs caravanes. Le camping municipal afficherait complet avant le début de la soirée.
Dès 13h30, début du ballet des nouveaux arrivants dans le centre ville sous un soleil aguicheur. Les tentes dressées par les mecs, les coffres des voitures vidés par les pères, les gosses qui s’impatientent, les adolescents qui se cassent discrètement, l’air de rien. Les adolescentes, l’air ailleurs, qui se lissent les cheveux assises sur le frigo box familial, les mères qui se vengent sur les plus petits à coups de « protection 60 ». Et un nuage d’effluves de protections solaires recouvrit le camping municipal.
Vacances ou pas vacances, les clichés avaient la vie dure ! Les mères déballaient, blinquaient, marquaient leur nouveau territoire à coups de Monsieur Propre et de Cif quand les pères s’évanouissaient en direction du bourg, assumant fièrement leur rôle de chasseur-explorateur. Objectif de cette première journée pour les Indiana Jones de la côte d’Opale : le centre- ville. Le seul jour des vacances où ils revendiqueraient, sans fausse honte, le droit absolu de pénétrer les premiers dans la supérette de Wissant ! Travail de repérage, prétendaient-ils.
Certains n’y arriveraient qu’après d’âpres discussions avec la mère. Marchandage. La supérette, oui… mais tu prends les gosses ! Après, il y aurait tout le travail de localisation des bistrots. Choisir dès le premier jour le point de fuite, l’endroit où ils se terreraient entre deux missions, la tête cachée dans « La voix du Nord ». L’endroit où l’on pourrait jouer au mec esseulé, au fugitif sans attache. Libre, quoi ! Une fois le point de chute choisi, ne communiquer cette information à aucun membre de l’entourage familial. Top secret !
Ce samedi-là, il faisait beau. Pas exagérément beau, juste deux ou trois degrés de plus que la veille quand on chargeait la voiture. Toujours cette histoire de verre à moitié vide ou de verre à moitié plein. Avec l’arrivée des vacances, on avait tendance à lorgner davantage vers le verre à moitié plein ! On avait décidé qu’il y avait davantage de ciel bleu que de nuages, que la méthode Coué serait une belle petite philosophie de vie bien confortable durant trois semaines. Évidemment, il suffirait de deux ou trois jours de pluie et de deux ou trois engueulades avec le conjoint pour changer de point de vue et lorgner vers le verre à moitié vide. De toute façon, on n’avait plus rien à perdre après un printemps qui l’avait joué minable.
« Chez Marinette », les habitués au nez rouge avaient réduit leur territoire. De toute façon, ils n’avaient pas le choix ! Comme chaque année, dès l’avant dernier week-end de juin, Marinette leur avait rappelé les règles de bonne conduite estivales. C’est ainsi qu’ils occupaient la droite du comptoir, dans le fond, à l’opposé de la porte à double battants s’ouvrant sur la digue, avec l’écran plat comme ligne d’horizon. Les touristes luisant de crème solaire d’un côté, ceux de Wissant et leur haleine alcoolisée de l’autre. Pas question de permettre aux premiers de s’immiscer dans la routine des seconds!
Quand le père de Kevin rentra dans le bistrot ce samedi-là, en fin d’après-midi, ce fut dans l’indifférence générale. Même les habitués ne hochèrent pas la tête, trop occupés à mater la blonde aux gros seins qui venait de rentrer, une gamine de cinq ou six ans cramponnée à la jupe maternelle si courte. Réflexions salaces à peine chuchotées, ricanements muets entrecoupés de coups d’œil craintifs vers Marinette. Il connaissait à l’avance la sentence. Une remarque ostensiblement déplacée et c’était l’exclusion pendant huit semaines. Pas d’appel possible ! Carte rouge. Le coupable tenterait inévitablement de plaider sa cause auprès de Jojo qui accueillerait la plainte en un haussement d’épaules contrit. Il n’y avait qu’un chef et il s’appelait Marinette. Le seul qui pourrait attirer la clémence de la patronne en cas de débordements, c’était Germain. Le chouchou. Même Jojo n’avait pas droit à tant de mansuétude !
Dehors, on assistait à une lutte des classes, à peine larvée, qui ne disait pas son nom. Marx et les congés payés, Marx et les résidences secondaires. Congés payés, l’opium du peuple. Même Marcuse y aurait été de son petit essai : « A propos du ravin séparant le campeur de La source du propriétaire d’un appartement donnant sur la digue »
Ceux de Wissant, les pur-sangs, eux, se mettaient dans la peau de gardiens de Zoo. Pour eux, la frontière était clairement définie. Il y avait ceux de Wissant et les autres. Tous les autres, sans exception. Les visiteurs du week-end, les habitués, eux avaient également établi leur grille d’appartenance en trois subdivisions. Les propriétaires des secondes résidences, les locataires réguliers, et tous les étrangers de juillet et août. Ils considéraient cependant les vacanciers de Noël comme faisant partie des leurs. Les habitants du camping municipal La source, eux, avaient aussi leur propre grille. Les vrais, ceux qui habitaient à l’année dans un mobile-home figé sur quatre gros blocs de béton, acheté après le départ des enfants, rêve d’une vie les pieds dans le sable. Les vrais vivaient l’arrivée des familles de juillet/août et leur attelage avec tantôt bienveillance, tantôt l’exaspération plus ou moins haineuse d’un autochtone face à l’établissement d’un camp de roms dans le fond de leur jardin.
Pour tous, ceux des appartements sur la digue, ceux du camping, la tolérance zéro, ils l’appliqueraient aux jeunes campant en bande ou louant à 7 ou 8 un appartement au-dessus de leurs têtes. Là, il y aurait unanimité ! Tirages de gueule et autres marques de mépris, lettres au maire, plaintes chez les flics.
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Treize jours que les juillettistes squattaient le sable de Wissant, que ceux d’ici se faisaient tout petits en attendant que ça déguerpisse, qu’ils se réjouissaient de leur départ tout en appréhendant l’arrivée des aoûtiens.
Le 14 juillet, lui, est un jour un peu spécial, une espèce de trêve, d’armistice où ceux d’ici et ceux d’ailleurs se mélangeront, où les accents picards, flamands et d’Ile de France se confondront. Comme chaque année, le début des festivités coïncidera avec le début de la grande messe. Pas par excès de religiosité, simplement parce que c’est une bonne heure pour commencer à picoler, une bonne heure pour les agnostiques.
Peu avant 11h, après le Te Deum, les alcoolos locaux et les athées d’ailleurs jetèrent un regard déjà vitreux pour les premiers, toujours narquois pour les seconds, vers l’église alors que les cathos d’ici et d’ailleurs sortaient sur le parvis. Aux armes etc.
Une foule chamarrée piétinait La place de l’église en pleine effervescence. Brouhaha de rires gras et légers, de petits cris perçants et hystériques, de joyeuses interpellations. Des touristes en bermuda ou pantacourts vérifiaient l’état de la carte mémoire de leur appareil photo alors que les épouses, miradors sur la pointe des pieds, surveillaient le bon déroulement des parties de touche-touche auxquelles se livraient la chair de leur chair. Des villageois endimanchés jetaient un œil goguenard sur ces envahisseurs puant la crème solaire, se donnaient des coups de coude dès qu’ils repéraient une nuque rouge écarlate ou un décolleté vertigineux.
– Bien fait pour sa gueule ! Qu’est-ce qu’il croyait !
– Et elle, faudrait au moins trois mains pour ces nichons-là !
– Le soleil d’ici, c’est pas un soleil de tapette.
– Et nous, les mecs d’ici, on a des doigts de magicien.
Les notables de Wissant trônaient sur le parvis de l’église comme des vieilles rock stars de province faisant leur énième tournée d’adieu quand un son de grosse caisse bien mat traversa la cohue là-bas, se dirigea vers la place général de Gaulle. Après l’église, la mairie. Le kit complet 14 juillet, service complet pour républicains et calotins. Le torses des hommes se bombèrent tentant d’oublier le ventre qui se laissait aller en contrebas, les poitrines envieuses des dames se soulevèrent péniblement de quelques millimètres. Claquements de cymbales, horde de cuivres et la foule qui n’entendait plus, qui ne voyait qu’elles, qui s’écartait tout en ne voulant pas en perdre une miette. Les mâles étaient à la fête, les apprentis machos pubères se dressaient sur la pointe des pieds pour faire comme papa. On s’écartait mais pas trop des fois que leurs mains décideraient de vivre leur vie en se perdant le long des cuisses des jeunes filles. Les majorettes.
Face à la mairie, la fanfare entama La Marseillaise sur un rythme lent empreint d’une solennité forcément désuète. La dernière note à peine disparue, la fanfare s’ébroua et la musique se fit gouailleuse. Les deux rangs de majorettes les précédant accélèrent le pas et leur déhanchement. Elles étaient affublées d’un costume tricolore de la tête aux pieds ou, plus exactement, de la tête aux dessous des fesses, à l’orée des cuisses. Pas un gramme de cellulite ! En tout cas pour les premières, des adolescentes au sourire figé se la jouant playmate soft, aux cuisses aussi épaisses que des jambons qui feraient d’un boucher prude un redoutable pédophile, le tout surmonté d’un corsage qui n’en peut plus de se tendre sur des seins à l’aube de leur plénitude, bien aidé en cela par un dos exagérément cambré. Derrière la première dizaine, c’était moins top. Derrière, ça se laissait aller. Les teintes passées de l’uniforme où le rouge et le bleus oubliant le blanc après de multiples lavages, avaient tendance à se rejoindre, les seins qui ne tenaient que par la seule force de baleines renforcées au bord de l’épuisement, les cuisses et les genoux qui semblaient ne faire qu’un pour s’amincir légèrement à hauteur des mollets. Tout derrière, on trouvait les vieilles de quarante ans, en général les mères des premières, qui n’en pouvaient plus de soulever la paire genoux-cuisses, qui rêvaient de doigts qui les frôleraient voire plus. Les musiciens précédés des majorettes quittèrent la place et s’enfoncèrent dans le bourg. Objectif : la digue, mais pas tout de suite.
Les gamins zigzaguaient à travers le cortège ignorant tout du combat sans merci que se livraient phéromones et testostérone chez les grands. C’était la fête, aux armes et-cetera ! Les jeunes hommes établissaient des stratégies pas très fines en prévision du bal du 14, les jeunes filles traitaient les premiers rangs de majorettes de pouffiasses, les autres de boudins, leurs pères, eux, décidèrent de faire confiance à l’alcool.
Au milieu de la foule, deux presqu’adultes goguenards, un roux et un châtain clair, deux prédateurs au visage crevassé par l’acné :
– Kevin, t’as vu la troisième à droite ?
– Trop jeune ! Tu la touches et tu prends deux ans, avec un bon avocat.
– Tu lui as dit pour la pute ?
-Nan, j’attends ce soir !
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