Le problème ne se posait pas au saut du lit mais dans la salle de bain, une vingtaines de minutes plus tard, en sortant du bac de douche, quand son regard croisait son double embué. C’est à ce moment-là qu’elle décidait qui elle serait les prochaines 24 heures. Et ce n’était que le premier des nombreux allers et retours quotidiens vers la salle de bain, histoire de vérifier que l’image renvoyée correspondait bien à celle décidée le matin même. Quand elle visitait un amant – pas question qu’ils viennent dans sa salle de bain de papiers -, elle s’absentait régulièrement « pour faire pipi » ce qui n’était jamais qu’un prétexte pour un aller et retour devant le miroir vérifier qu’elle s’en tenait bien à ce qu’elle avait prévu quelques heures avant.
Quand elle choisissait un nouveau livre, il lui fallait invariablement 72 heures pour s’anesthésier du précédent, jusqu’à en oublier l’histoire, le titre, l’auteur. Depuis vendredi – on était dimanche -, elle tournicotait entre les 6 ou 7 piles de livres qui longeaient la baignoire. Elle passait d’une tour à l’autre. Changer l’ordre des piles, c’était changer l’ordonnance de son existence. Ce n’est pas comme si elle attendait de la fiction qu’elle change sa vie, simplement acter que le chapitre suivant n’était pas encore écrit. Depuis vendredi matin, elle avait décapité quelques piles pour en reformer une nouvelle.
Elle appelait ça son premier jet. Il s’agissait simplement d’un premier tri pour la suite de l’histoire. Elle se souvenait de l’achat et du parcours de chacun de ces 145, 150 bouquins pas encore déflorés. Elle se rappelait d’où ils venaient, de la chronologie de ses achats, même si elle était incapable de dater leur déménagement le long de la baignoire. Pour la chronologie des déménagements de chacun, pas de problème. Canada était rentré dans la salle de bain après La fonction du balai qui lui-même avait précédé Le diable, tout le temps.
Autre chose. Si elle n’était pas pressé de les lire, c’est parce qu’elle savait que ses choix étaient inattaquables, qu’elles ne pourraient que les aimer, que c’était couru d’avance. Pas de précipitation puisqu’elle les idolâtrerait de toute façon, quoiqu’ils racontent ! Comme ses propres enfants, enfants qu’elle n’avait jamais désiré le moins du monde dans la vraie vie.
Autre chose. Elle ne supportait pas terminer un livre. Faire le deuil d’une histoire lui prenait invariablement 72 heures. D’accord, elle avait toujours la possibilité de le relire mais elle détestait relire un bouquin. Une fois lus, elle les dispersait dans la ville, ce qui réglait toute tentation de relecture. Et si l’histoire était belle, elle le déposerait sous l’oreiller de l’amant quitté. Elle veillait constamment à ce que son stock se situe entre 145 et 150. Elle voulait avoir le choix de la prochaine histoire de sa vie.
Ses amants, en règle générale, étaient des mecs pour qui la moindre introspection était un pur exercice fictionnel, incapables de s’immerger dans un monde inventé par un autre qu’eux. Cela dit, elle avait presque toujours évité les férus de littérature. Sauf une fois.
Pas question de donner à un amant la moindre clef qui l’emmènerait de l’autre côté du miroir. De toute façon, ses critères avaient été déterminés il y a une dizaine d’années.
Le cul, et les mains. C’est ce qui l’emmenait dans leur lit. Cela dit, elle n’était pas tombé que sur des corps de maître-nageur au cerveau fragile comme un coquelicot à la fin de l’été.
Il y avait eu quelques passionnés dans le tas. Celui, par exemple, dont toute la vie tournait autour de la bande dessinée humoristique – exclusivement les strips parus dans le Fluide Glacial des années 90. Celui, par exemple, qui n’écoutait que le rock psychédélique danois – de 1965 à 1967. Celui, par exemple, qui pouvait lui réciter tous les podiums du grand prix de formule 1 de Francorchamps – de 1998 à 2007. Tous des obsessionnels. Des mecs, quoi !
Elle se souvenait du cul et des mains de chacun d’eux. Bon, elle ne comptait pas les mains et les culs d’une nuit ! Ceux-là, elle ne les aurait jamais troqué contre la moindre page.
Il y avait eu Le monde selon Garp. C’était entre Porto et Lisbonne. Elle était restée avec lui le temps de la lecture – 680 pages, une quinzaine de jours pour une idylle qui échoua sur les plages rocailleuses de l’Algarve. Lui n’avait jamais compris que son sort se scellerait au dernier chapitre. Il y avait eu Karoo, un bouquin sur le mensonge comme art de vie faussement désinvolte. Elle en avait terminé avec l’amant le jour où elle s’était décidée pour une nouvelle vie, dans les dernières pages. Il y avait eu Franney et Zooey de Salinger, autre locataire du bord de la baignoire. Mais ça, c’était une autre histoire se résumant à une couverture et et un quatrième de couverture jaunis !
Les Brautigan et les Carver, c’était au temps des hivers solitaires. Sa passion pour la lecture de nouvelles avaient vu le jour par -10°, un sale hiver sans cul et sans mains.
Il y avait 2 ou 3 ans qu’elle avait pris une décision définitive. Priorité aux livres de poche, plus légers, et aux bouquinistes. Finies les douleurs au poignet et à la nuque lors de ces lectures nocturnes – elle lisait essentiellement dans son lit. Finie la chasse à la hype anthropophage !
Samedi soir, elle avait commencé à construire une mini tour d’une dizaine de livres. Elle avait cependant l’impression de ne pas avoir avancé d’une ligne. Aussi paumée que la veille quand elle s’était retrouvée au bord du fleuve de papier. Elle s’était évertuée à trouver une logique disparate dans ce choix des 10. L’un ou l’autre écrivains scandinaves – découverte récente -, un Raoul Vaneigem – Nous qui désirons sans fin -, une autrice et un auteur cubains, et des auteurs anglo-saxons, surtout des américains – elle idolâtraient les auteurs du Montana. Aucun auteur français. Elle trouvait les français suffisants, incapables de se jeter dans une vie qui n’était pas la leur. Elle s’interdisait également les écrits de philosophes français. La même incapacité chronique à lire le monde de dehors !
Aujourd’hui, dimanche soir, elle avait réduit ses désirs de lecture à :
– Franny & Zooey, de J.D. Salinger
– Au secours! Un ours est en train de me manger!, de Mykle Hansen
– La dernière fête, de Gil Scott-Heron
Pour le troisième, ça lui venait de son goût pour le funk. Le mec était mort après des années de taule et d’héro laissant une autobiographie derrière lui. Elle aimait ça, les autobiographies. Lire comment les autres s’en sortaient avec leur histoire à eux. Pour le deuxième, c’était un petit mot manuscrit du libraire barbu, tout près des cinémas. Ça parlait d’un mec qui déteste la nature, sa femme geignarde, et adore son Range Roover. Pour le premier, c’était l’histoire d’une vieille blessure, au premier et au quatrième de couvertures jaunis. Un amant d’il y a longtemps féru de littérature. Avec lui, elle avait même imaginé faire un bébé. Il lui avait offert le livre pas encore jauni en la quittant.
Elle ne savait pas encore que le héraut de ces prochaines soirées serait un outsider. Dans la nuit de dimanche à lundi, elle se ruerait dans la salle de bain pour faire pipi, trébucherait sur l’une des 6 ou 7 tours. En regagnant sa chambre, ses pieds nus le frôleraient, ses yeux le croiseraient. Il y a longtemps qu’elle n’avait plus eu des nouvelles de Kureshi !
L’homme qui lisait sa vie