Oestrogènes et chewing-gums rouges (Le père nu / 7)

L’été de l’an dernier, un dimanche. Même endroit, même berge du fleuve.
Depuis, Louise s’était abstenue de poser à nouveau la question.
Douze mois plus tard, elle n’avait cependant pas renoncé. Elle avait simplement demandé à ses hormones de la fermer, de la mettre en veilleuse. Louise avait décidé une fois pour toutes que ce n’était pas un M&M rouge qui allait lui imposer ses diktats. Et ce constat s’adressait également à tous les Smarties du monde entier. Elle les aurait à l’usure, l’un après l’autre.
Quand on lui avait présenté cet énergumène au drôle de prénom, elle avait laissé traîner sa main dans la sienne, ne reprenant ses doigts que contrainte et forcée par le rire des autres. Ses yeux à lui ne tricheraient jamais. De ça, elle avait été convaincue dès le premier regard. Bon, d’accord, elle avait aussi très vite compris que, chez, lui honnêteté et indécision feraient à jamais bon ménage. Qu’il faudrait faire avec ses grands yeux septiques.
Au début, Louise s’interrogea sur sa santé mentale à lui. Qui était ce grand dadais qui, chaque fois qu’il se trouvait confronté à un choix, plongeait la main dans sa poche pour en sortir un Smartie ou un M&M, jetant un bref coup d’œil sur sa proie ? Louise, elle, avait toujours été convaincue que toute question appelait une réponse. Une et une seule.
Son enfance avait été surpeuplée de « Pourquoi ? ». Aujourd’hui, elle n’était pas loin de reconnaître que son père avait été chassé de la cellule familiale à coup de points d’inter-rogation alors que sa mère trouvait le salut en acquiesçant systématiquement d’une minuscule flexion de la nuque. Alors, elle décida de faire du Grand Dadais un sujet de thèse amoureuse.
Première énigme : Smarties ou M&M ? Pourquoi ? Quand ? Comment ?

Lors de leurs premières sorties, elle décida de se concentrer sur ce qui semblait être un dilemme pour Lazare, et laisser le Rouge de côté. Provisoirement, évidemment. Louise n’avait jamais été du genre à laisser une interrogation en suspens. Cela dit, le problème M&M ou Smarties n’en était pas vraiment un !
Il ne lui fallut que deux séances de cinéma, un Mac Do et un Pizza Hut pour que la solu-tion s’offre à elle. C’était simplement une problème de poches ou plutôt de format, de dimension, de contenance.
Alors qu’elle avait déjà échafaudé un début de théorie basée sur la présence ou non d’une cacahuète dans la friandise, sur la nature du chocolat, elle se rendit compte que ce raisonnement ne s’appliquait pas au nouvel amoureux.
La solution de l’énigme était banale : un sachet de Smarties pesait trente huit grammes. Près de trois fois plus pour un M&M !
Smarties? Quand il se traînait en jean et T-shirt. Smarties encore quand il se la jouait rappeur de la classe moyenne ou employé modèle sponsorisé par Hugo Boss.
M&M ? Davantage une douceur pour mauvais temps, une chocolaterie qui prenait ses aises dans les poches profondes d’un imperméable ou d’un manteau.
Alors elle comprit que, là où le monde entier se fâchait et se partageait en partisans du oui ou du non, l’amoureux refusait cette dichotomie primaire se contentant de plonger la main dans sa poche et d’en ramener une friandise de couleur.
Il lui sembla qu’il était plus que temps d’aborder le problème de la couleur. Ensemble, les doigts entrelacés. Pourquoi, comme ils se trouvaient sur le quai numéro 5 de la gare Centrale à 9 h 10, après avoir décidé la veille d’un petit aller et retour Bruxelles-Ostende, avait-il plongé la main dans la poche de son manteau ? Pourquoi fallait-il qu’un M&M rouge leur impose le train d’après, celui de 11 h 10 ?
Et, surtout, pourquoi le rouge ?
Douze jours après le Pizza Hut, juste après la neuvième nuit, elle s’attaqua aux cou-leurs chocolatées. Dissection de sachets, comptage, re-comptage, colonnes, totaux, re-dissection de nouveaux sachets.
Louise était une scientifique. Tout comportement, aussi incompréhensible fût-il, reposait nécessairement sur une justification rationnelle. Au bout d’une dizaine de semaines, elle estima qu’il était temps d’additionner les colonnes d’une même couleur, et puis de les diviser par un même chiffre. Elle disposait alors, selon elle, d’un outil statistique fiable.
En moyenne, un sachet de M&M renfermait deux pastilles brunes, cinq vertes, quatre rouges, quatre bleues et quatre jaunes. La répartition, ainsi que les couleurs proposées, leur nombre, était assez différente en ce qui concernait les Smarties. Trois rouges, deux roses, neuf mauves, trois bleues, six vertes, trois jaunes, une orange et cinq noires. Pourquoi les rouges ?
Elle traîna la question en bouche plusieurs nuits, craignant la réaction du Grand Dadais. Après tout, ils ne mélangeaient leurs corps que depuis cinq mois, deux semaines et trois jours. Et puis, elle, la grande rationnelle, la coupeuse de cheveux en quatre, avait-elle vraiment envie d’une réponse qui l’éloignerait peut-être à jamais de Lazare ?

Encore aujourd’hui, elle se souvenait de son regard quand elle lui avait demandé pourquoi une mère et un père athées l’avaient affublé d’un tel prénom. Il avait répondu : par un silence distrait. Elle avait mordu sa lèvre inférieure, coinçant un autre pourquoi entre les dents. Le lendemain matin, il marmonna : « Pour eux, c’était un doigt d’honneur à l’au-delà ». Elle ne comprit pas tout de suite qu’elle venait d’avoir une réponse à sa question de la veille.
À la fin mars de cette année, ils décidèrent que Paris était une bonne idée pour un anniversaire. Dans le couloir souterrain conduisant à la voie 14,
elle vit la main lâcher la sienne pour s’engouffrer dans la poche de son imper. Elle fut soulagée à la vue du M&M vert qui en ressortit. Il était plus que temps de résoudre l’énigme du rouge.
Douze mois sans réponse !
Elle, l’impatiente, attendit que le TGV passe la frontière , qu’il n’y ait plus de marche arrière possible, pour l’amener au bar ses doigts enserrés dans les siens. Louise le retint contre elle, à l’entrée du compartiment :
– Tu dois me dire pourquoi ! Merde, j’ai le droit de savoir.
Lazare se détacha d’elle et la précéda. Elle le rejoignit alors que ses mains à lui s’essoufflaient autour d’une bouteille de vingt-cinq centilitres
d’un Côtes du Rhône et de deux verres en plastique. Ils restèrent une petite dizaine de minutes à regarder la terre brune d’automne et le ciel gris défiler à plus de deux cent cinquante kilomètres heure. Côte à côte.
« C’est la faute aux maths ! » Le regard toujours face à l’horizon, les mots d’adulte se mélangeaient aux souvenirs d’avant. Ils plongèrent tous deux dans son passé.

Au retour, trois jours plus tard, il l’emmena devant la porte du lycée. Lui montra du doigt un bout de mur auquel s’accrochait autrefois un distributeur de chewing-gums. Lui décrivit les boules vertes, noires, jaunes, bleues et rouges. Le rituel qui l’amenait à glisser une pièce dans l’appareil avant chaque interro, chaque examen.
Les trois interros et les deux examens de maths loupés après que l’appareil eut craché une bille rouge. À chaque fois, une rouge. Le redoublement l’année suivante. Les quoli-bets des condisciples, les filles attirées par les premiers de classe. Lazare décida de ne plus jamais confier sa vie à tout ce qui s’apparenterait au vermeil.
Il se retourna vers elle : « Des distributeurs rouges, il y en avait partout. La piscine, le lycée, la gare… Et puis, au milieu des années 80, ils disparurent. » Ils retournèrent dans leur compartiment, s’assirent silencieusement.
Dehors, des HLM gris défilaient à toute vitesse, se fondant dans le ciel. Il lui tendit un sachet de M&M : « Tu vois, je me suis adapté ! » Ils rirent.

La balade au bord du fleuve, suite. L’été d’après se promenait au dessus de leur tête, impossible de savoir qui tenait la main de l’autre. Louise regarda le Grand Dadais. Après tout, elle n’avait rien à perdre. Les statistiques finiraient bien par lui sourire. C’était mathématique ! Elle se blottit contre lui. Ses hormones la hissèrent sur la pointe des pieds, ses lèvres lui frôlant l’oreille.
– Un enfant, un petit. Juste un.
Lazare ne répondit pas. Pas même un haussement d’épaules, pas le moindre tressail-lement sur le visage. Il plongea l’autre main dans la poche de son veston et en retira un M&M. Rouge. Elle détourna la tête et soupira.

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