– Je ne vous fais pas mal ?
– Non, Non… Pas de souci !
– Dites-le moi si je vous fais mal !
– Oui, Oui… Pas de souci !
– C’est incroyable ce qui se passe maintenant !
– C’est vrai.
– C’est incroyable ! C’est la première fois que nous sommes tous unis…la terre
entière…nous vivons tous la même chose. La terre entière !

Toi, peu avant midi, lundi, tu as décidé d ‘aller au Carrefour près de chez toi. Ça fait partie des nouveaux rituels. Il y a un moment où tu en as marre de regarder par la fenêtre les quelques playmobil qui traversent le boulevard trois étages plus bas. Alors tu vas faire des courses. Juste pour voir de vrais gens. Il ne s’agit aucunement d’un acte de consumérisme hystérique. Non, tu te contentes d’un paquet de café ou de 4, 5 bananes ou de deux croissants ou de pesto. Entendre de vraies voix. En maintenant la distance. Important ça, maintenir la distance. Certains parlent de 150 cm d’autres sont plus intolérants. C’est 200 cm ou rien. Déjà que postillonner jusqu’à 150 cm ! Faudrait être le champion du monde des lanceurs de crachats ! Ou avoir une gueule de lama. Tu n’as pas le profil d’un lama ! Tu as bien une amie qui a un ex qui a un profil de lama. Vous l’appelez Le Lama. Son côté prétentieux, Je sais tout de la vie, Roi du taichi. Un lama qui, lorsque tu mets en cause ses théories newage, te parle du bout des lèvres, histoire de bien de faire sentir que tu es une sous-merde. Là, au moment où tu remontes la rue, tu te dis que, s’il est ouvert, tu ferais bien d’une pierre deux coups. Que tu irais au Carrefour dans une vingtaine de minutes. Important de prendre soin de soi, plus que jamais, de te regarder sourire devant le miroir de la salle de bain tout à l’heure. Gagné ! Le mec soulève son volet ! Tu lui demandes s’il reçoit des clients aujourd’hui. Il te répond Oui mais pas plus d’un à la fois. Tu lui demandes si tu es le premier au cas où il en aurait enfermé un autre hier soir en abaissant son volet. Tu es le premier. Il ouvre la porte en verre, te demande si tu as le temps 5 minutes. Tu dis Oui, bien sûr ! Il te demande si tu veux du thé. Tu dis Oui, bien sûr ! Avec du sucre ? Tu dis oui, bien sûr ! Il sort un thermos de son sac à dos. C’est sa femme qui a fait le thé et il répond que du thé sans sucre, c’est pas du thé. Tu lui demandes s’il s’agit du premier thé, du deuxième, du troisième. Il rit. Cinq minutes plus tard, tu es installé, déguisé avec une cape de super héros. Lui, il a enfilé des gants noirs en latex et un masque FFP2. Il tourne autour de toi. Dans un sens puis dans l’autre. Allers et retours en demi cercle. Il tient délicatement ton visage entre ses gants noirs. Il dit que c’est chouette de continuer de voir des gens. Que, lorsque ça sera fini, il aimerait garder ce système d’une personne à la fois.

– Votre masque FFP2, où l’avez-vous acheté ?
– C’est mon beau-frère qui me l’a donné… Il est policier.
Silence, court.
– Vous savez qu’à Marakech, les gens continuaient à faire la prière dans la rue ?
– Encore maintenant ?
– Non, Non, ils ne peuvent plus.
Il est derrière toi. Il a ta nuque entre ses gants noirs en latex. Ses doigts noirs en latex relèvent ta nuque légèrement.
– J’ai réglé les lames de la tondeuse à 1 mm, comme vous me l’aviez demandé.
Toi, t’es myope comme une taupe. Tu ne vois strictement rien sans lunettes. Elles sont devant le grand miroir. Ton buste va à leur rencontre.
– Ça va ?
– Super ! C’est super !
Il retire ta cape de super héros. T’applique une lotion sur les joues, sur le crâne . Ça y est, tu vas sentir la chochotte orientale. Tu te regardes dans le grand miroir.
– C’est vraiment vraiment super !
– Merci mon ami. Moi, c’est Mouss
– Moi, c’est Michel.