Avec de l’andalouse !

Elle lui a dit :
-Tu montes quand ?
Il a répondu :
-Dans une 1/2h.
Il sait pertinemment qu’elle ne le croit pas. Que pour elle, il est le genre de mec qui sera toujours en retard. Ça va, elle ne lui fait plus de scène. Bon, il s’est justifié un nombre incalculable de fois. Que c’était la faute à l’Afrique, que ce n’était pas sa faute s’il était né là-bas. Que c’était l’horloge africaine, que plus on est en retard, plus on est vivant. Que ce sont des morceaux de temps qu’on arrache au temps qu’il reste. Que c’est la seule manière de piquer un surplus de temps aux blancs.
Elle l’interrompait chaque fois dans son laïus :
-D’accord, tu es né là-bas mais je te signale que tu es un petit blanc fromage-de-chèvre.
Il insistait :
-Nan, je suis un tutsi albinos.
Elle rigolait :
-C’est de l’appropriation culturelle.
Bon, ça c’était d’habitude. Aujourd’hui, il sera à l’heure chez elle. 18H30 au plus tard. Il est 18h00 pile poil. Et il lui faut une demi heure avec son vélo électrique pour arriver là-haut. Non, il ne met pas son casque. Ce n’est pas classe un costard avec un casque. Comma chaque fois, elle lui dira mi amusée, mi exaspérée :
-Et ton casque ? Je n’ai pas envie de m’occuper d’un légume !
Il longe le fleuve durant 2 ou 3 kilomètres, bifurque à droite, longe la barres d’immeubles un peu sordides, emprunte le pont qui surmonte les voies de chemin de fer, prend la nationale au feu à gauche, escalade la côte qui mène chez elle même si, chez elle, c’est en légère descente, juste après la côte. Là, en haut, il s’arrête devant une friture, celle qui trône juste au sommet du raidillon, déplie la béquille du vélo, retire son smartphone de la poche gauche de sa veste :
-Ça te dit des frites ?
-Oh, ouiiii. Un grand ravier.
-Avec ?
-De l’andalouse. Plein. Tant pis pour mon cul.
-Dac.
-Je suppose que tu seras chez moi d’ici une bonne heure. Sois prudent.
Il sourit, commande :
-Deux grands raviers, svp.
-Avec ?
-Plein d’andalouse.
-Je vous mets tout dans un sachet.
-Merci.

Il enroule l’anse du sachet en plastique autour de la poignée gauche du guidon, enfourche son vélo, entame la légère descente qui l’emmènera chez elle 300 mètres plus bas, pédale doucement, les yeux posés sur le sachet qui frôle les rayons de la roue avant. Il sourit, se souvient d’une gamelle de la mort qui tue quand il était ado. Il venait d’acheter le lp du nouveau Weezer, avait attaché le sachet à la poignée de son vélo, dévalait la pente le menant à son kot quand le sachet en plastique s’était pris dans les rayons de la roue avant. Il se souvient de la commotion cérébrale, le regard fixé sur la poignée gauche, sur le plastique flottant dans les vapeurs de friture.
Le choc d’une rare violence, sa tête encastrée dans la porte du SUV côté conducteur, une marre gluante de frites-andalouse-cervelle sur le bitume, des pieds sur le bord de la marre.
-L’ambulance sera là dans 5 minutes.
-C’est le mec de la fille qui vient de déménager au 56.

(photo de Jim Sumkay)

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