Ascenseur pour échafaud

Il fallait encore tenir 4h22′. Pas grave, ce n’était pas un couche tôt et, de toute façon, cela faisait 365 jours – 4h22′ qu’il tenait le coup tant bien que mal. Plutôt mal ! Pas question de craquer maintenant. Pour ce qui était de l’heure à la minute près, il avait harcelé sa mère plus d’une fois. Elle lui avait chaque fois répondu avec précision. Elle lui avait demandé autant de fois pourquoi. Pour rien, il répondait. Juste pour savoir, il ajoutait. Devant son insistance, il lui avait rétorqué que ça avait avoir avec les astres.

Il lui restait 4h21′ pour vaincre la malédiction. Il se cala devant l’écran de l’ordi et pianota. Youtube, Soulseek. Passa de l’un à l’autre. Petits sauts spatio-temporels. Petits allers et retours. Caribou, Flavien Berger, Silver Appels, Coco Rosie, Baloji, Andrew Bird, Arcade Fire, Kate Tempest. Quelques concerts, comme ça, pour contextualiser. Moments de grâce insouciante ces 3 ou 4 dernières années. L’angoisse qui lui tenaillait les entrailles remontait à un peu moins de 365 jours. Une trouille incommensurable. Presque 365X24 heures triturées par la peur de. Plus aucun concert depuis. Lockdown depuis presque 365 jours. Juste Youtube et Soulseek. Dès lors, ça n’avait pas été très compliqué de se faire diagnostiquer un Burn Out par la médecine du travail. Bon, d’accord, ce n’était qu’une théorie toute personnelle. N’empêche que ! N’empêche que maintes fois vérifiée dans la vie des autres autour de lui. Il avait pu constater chez ses potes des changements notables une fois le seuil fatidique des 40 ans franchi. On ne pouvait plus parler de hasard. Le claquement de doigts, par exemple. Le majeur claquant contre le pouce dans un bruit mat, cinglant. Et le dodelinement de la tête d’avant en arrière, d’abord discret avant de devenir frénétique au fil des ans qui passent. Le tout en rythme, évidemment.
Tous ces changements sur les « un peu plus âgés que lui », il les avaient consignés inconsciemment dans un coin de sa tête. Il avait observé d’autres altérations dans leurs comportements. Le goût soudain pour les grands vins, par exemple. Leur mépris tout aussi soudain pour les pitas, l’attrait pour les restos hypes.Là, devant l’ordi, il pianotait fébrilement. Il lui fallait une compile sur mesure. Weezer, N.W.A., PIL, Beastie Boys, Grandmaster Flash, Fugazi, Nine Inch Nails. En boucle. Playlist d’une vie électrique. A fond. Pas question de devenir comme eux ! La distorsion pour toujours. Il regarda l’heure sur l’écran. Plus que 112 minutes. Dans 112 minutes, il sera sur l’autre versant du précipice. Il aura 41 ans. Il sera l’exception, c’est certain. Il augmenta le volume. Sur la droite du bureau, une panoplie de médocs au cas où il échouerait à gagner l’autre rive. PLUTÔT MOURIR. Plus que 92′. Pas encore le milieu de la nuit. Plus que 91′. Sens qui s’engourdissaient. Plus que 86′. L’écran se pixélisa progressivement. Couleurs hachées, fluos. Sa tête lourde, lourde. Son buste ploya sous la fatigue, la tête sur le clavier. Le clavier comme un oreiller. Le temps qui passe, les yeux clignotent. S’enhardissent. AZERTY. Gros plan. Tête engourdie sur clavier.

Solo de saxophone. L’homme se redresse, coup d’œil étonné sur le monticule de médocs. Incompréhension. L’homme s’éloigne de l’écran, se dirige vers la fenêtre, coups d’œil entre les lamelles du store. Toujours la nuit. Retour vers l’ordi, toujours le sax. A fond. Sa nuque entame un va et vient, avant, arrière. Claquement de doigts, majeur claquant contre pouce dans un bruit mat. Ses yeux croisent l’écran, s’accrochent à la playlist. Coltrane, parfait. Puis Miles, puis Archie Shepp, puis Mingus, puis Thelonius Monk. Aller et retour frigo-ordi au milieu de la nuit. Champagne. Joyeux anniversaire, Mec. 41 ans, Mec. Santé, Mec. Ascenseur pour échafaud. Yeah ! Envoie, Miles ! Dodelinement frénétique de la tête d’avant en arrière entre 2 gorgées de champagne. Dans quelques heures, il téléphonera à ses potes. Un bon resto pour ses 41 ans. Voilà, ce qu’il lui faut. L’impression de ne plus les avoir vus depuis une éternité !

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