Le principe de « la liste de courses » me semble une étape primordiale avant de se lancer dans la phrase, le texte.
Notre éducation nous a appris à « ne pas parler pour ne rien dire » Or, le problème est aussi crucial quand il s’agit d’écrire car cela peut conduire à une forme de paralysie de l’écriture.
L’écriture implique, dans notre culture, introspection et enjeu (Les mots s’envolent, les écrits restent !) L’introspection et l’enjeu sont autant déterminés par le contenu que par la posture. Être assis, le dos, les épaules, les coudes, les poignets, les doigts crispés dans l’attente de phrases. D’où l’importance de s’accorder d’autres postures, d’autres préliminaires à l’écriture.
Par exemple. Écrire debout face à une grande feuille de papier kraft punaisée, en utilisant un gros marqueur, afin d’éviter le piège de la calligraphie / Raconter «son histoire» « sur » son smartphone en se baladant, dans le mouvement, et la retranscrire grâce à un logiciel de reconnaissance de voix.
Quant à l’enjeu, il peut constituer un élément excessivement castrateur, avant et pendant l’acte d’écrire :
– J’ai bien une idée mais je ne sais pas par où commencer !
– Et je vais où avec ça ?
– Comment vais-je faire le tri entre toutes ces idées ?
– Non, je ne vais pas quand même pas raconter ça !
– Ça ne va intéresser personne !
Il y a aussi l’écrivant qui a une idée trop précise de « la fin » et du chemin qui va l’y amener… et qui, ainsi, se prive éventuellement / certainement de multiples chemins de traverse.
Dans la notion d’enjeu, il y a encore cette partie du cerveau qui joue au rédacteur en chef, au censeur. Qui croit savoir mieux que nous. Qui tranche entre le bon et le pas bien du tout.
Il s’agira de trouver des solutions pour aborder l’écriture en toute quiétude en n’oubliant jamais qu’il faut « montrer et non expliquer », notion qui me semble élémentaire quand on aborde tout travail artistique.
La liste de courses est un moyen efficace d’effacer le vertige de la page blanche et de reculer paisiblement, le plus tard possible, le moment où l’on se lance dans le récit « pour de vrai ». Elle représente une solution vraiment intéressante, ludique, pour retarder, atténuer, voire supprimer toute notion d’enjeu.
Par rapport à un thématique, une consigne donnée ou à une idée de départ plus ou moins précise, l’écrivant dressera une liste de mots verticale (l’importance de la verticalité !). Il sera dans le concret, évitera le concept, pensera aux « cinq sens ». Ses mots nommeront la couleur (vermillon), le temps qu’il fait (transpiration). Du concret !
Fuir la phrase à tout prix. Même un bout de phrase serait déjà rentrer dans la construction et appellerait une suite, une articulation. Rester au niveau du mot. Comme le peintre qui prépare sa palette de couleurs, le dessinateur qui croque. Cette liste servira d’éventuel point d’appui, de rampe de lancement, de trampoline pour le texte / récit à venir. Elle n’est compréhensible que pour son auteur.
Il s’agit ni plus, ni moins que la même démarche qui précède nos courses hebdomadaires (le fameux « pense-bête ») :
– 4 poiv r
– 650 gr hachis mél
– dreft
Je pourrais écrire ce qui suit… un vrai texte, par exemple !
Je prendrai un panier en plastique rouge et longerai l’allée centrale de la grande surface. Ensuite j’emprunterai la seconde allée à gauche, sur une bonne dizaine de mètres, avant d’arriver au rayon « fruits et légumes » Le onzième cageot, juste après les fruits, contient toujours les poivrons verts. Le suivant, légèrement surélevé, les poivrons rouges. En tout cas, c’était comme ça les trois dernières fois !
Il ne s’agit pas de faire de la littérature, simplement de préparer / collecter les ingrédients du plat. Cette liste n’est donc utile que pour son auteur, le cuistot.
La liste de mots sera verticale afin d’éviter que le regard ne soit submergé par un tas, un labyrinthe de lettres, de mots qui auront tendance à s’ordonnancer. Il faut éviter à l’écrivant de se perdre dans un embrouillamini de mots. Lui permettre de déambuler d’un mot à l’autre sans se laisser polluer par ses congénères. Lui permettre d’en pêcher l’un ou l’autre, comme ça, sans véritable raison. Par sensation, pour le son, pour l’image qu’il évoque (les fameux cinq sens).
Remarques
– Il ne sert à rien de consacrer plus d’une quinzaine de minutes à la rédaction d’une liste de courses, juste le temps de dérouler la pelote de laine et d’aller fouiner en dehors de son « vocabulaire cliché », de ses souvenirs « à l’emporte pièce ».
Si l’écrivant souhaite se lancer dans un texte tournant autour du thème Souvenirs de vacances. Il va se lancer dans une « liste de courses » reprenant ses lieux de vacances. Instinctivement vont d’abord surgir les souvenirs des lieux les plus récents ou les plus emblématiques ou les plus évidents Au bout de quelques minutes d’écriture automatique, surgiront les lieux oubliés, cachés.
– Y consacrer trop de temps, c’est permettre au cerveau-censeur-rédacteur en chef de prendre le dessus sur le processus d’écriture alors que l’on en n’est encore (heureusement) nulle part. Un peu comme si le participant à un cours de dessin se lançait dans un croquis en ayant une image précise de résultat final. Absurde ! (montrer et non expliquer).
– Pour certains, cette liste une fois rédigée n’aura qu’une fonction sécurisante. Elle sera là, présente, à côté de la main. En général, le simple fait de l’avoir écrite aura permis de projeter l’écriture ailleurs.