Mothers (Lucia Berlin et ma mère)

On lui a dit que la plage était sur la gauche quand on sortait du tunnel qui passe en dessous des voies du chemin de fer. Traverser un petit jardin public où s’élancent quelques palmiers géants. Il passe devant un couple dodu pique-niquant sur un banc. Il repère un autre banc inoccupé en face du leur, à l’ombre d’un Géant. Puis un parking goudronné. En contrebas, quelques gros rochers qui se noient/s’écrasent/s’étalent dans la Méditerranée. Des gens joyeux. Pas envie de promiscuité guillerette sous le soleil de midi aujourd’hui. Il pense très fort à Lucia Berlin. Ses doigts s’agrippent à « Manuel à l’usage des femmes de ménage ». Une amie libraire lui a conseillé le recueil de nouvelles de Lucia à la fin du Grand Confinement. Il le lit parcimonieusement. C’est l’avantage d’un recueil de nouvelles. On picore. On n’est pas obsédé par le mot Fin. On le referme après quelques jours, on le ré-ouvre après quelques autres jours, puis on l’oublie, on le perd même, puis on le récupère au milieu d’une pile de bouquins en attente, on le prête parfois avant de l’avoir terminé. On se réjouit de l’oublier. On se réjouit de le récupérer une dizaine de mois plus tard. Le recueil de Lucia, il l’a retrouvé quelques jours avant le départ de ses vacances en solo. Dans un sac, avec ses affaires de piscine.

Il quitte les gros rochers en contrebas, traverse le parking goudronné, regagne le jardin aux palmiers géants. Son banc toujours inoccupé. En face, le déjeuner fait partie du passé. Elle est assise. Il est allongé sur le dos, la tête posée sur les larges cuisses. Il s’assoit à quelques mètres d’eux, relit pour la dixième fois la quatrième de couverture qui célèbre cette « grande écrivaine injustement méconnue, une reine de la narration, mariée trois fois, qui raconte ici ses multiples vies en 43 épisodes ». Sur le banc d’en face. Zoom. Elle lui caresse le front machinalement. De la main gauche. La droite pianote l’écran tactile d’un smartphone. Zoom. Le mec sur le dos. Zoom. Sa tête s’enfonce toujours plus dans les larges cuisses. Il étire distraitement son bras droit derrière sa nuque, comme un nageur de crawl-dos, glisse sa main droite dans le corsage de Larges Cuisses. Il entreprend de la peloter. Machinalement. Distraitement.
« Manuel à l’usage des femmes de ménage. » Page 269, nouveau chapitre. « Tristesse. » Deux sœurs se retrouvent dans un hôtel après s’être perdues de vue des années et des années. Sally et Dolores. Sally vit à Mexico, Dolores en Californie. Il y a le cancer du sein de Sally, il y a Sally qui vient de se faire larguer. Sally pleure. Leur mère vient de mourir. Alors Sally pleure. Dolores reste digne. En toutes circonstances. La dignité, c’est son truc. Les deux sœurs parlent de la mère morte. Du dragon qui crachait des flammes de pus sur la tête de ses deux filles, du père noyé dans un océan de dédain.

Ses yeux quittent le livre, ignorent le banc en face, fixent une ligne d’horizon de l’autre côté de la Méditerranée. Il pense à leur mère qui s’enfonce dans l’au-delà, à leur père qui a déjà fait ce trajet-là il y a six ou sep ans. Il dépose le livre de Lucia sur le banc, relit le texto qu’on lui a envoyé ce matin. « Ne t’inquiète pas. Elle est bien entourée avec tes sœurs. Demain sera plus beau. Va manger une glace en pensant à moi ». Il est inquiet ! Super inquiet ! Non, non et non, demain ne sera pas beau ! C’est sa mère. Un dragon anorexique et aphone. C’est sa mère ! Le couple dodu d’en face. Il imagine une faille spatio temporelle. Zoom. Leurs parents sont de jeunes trentenaires. Ils n’ont pas d’enfant. Vasectomie + ligature des trompes. Ils n’ont pas voulu encourir le moindre risque. Deux précautions valent mieux qu’une ! Lui, le fils fantôme, il les imagine en couple dodu sur le banc en face. Zoom. Le père est couché sur le dos. Sa tête repose sur les larges cuisses de la mère. Il étire son bras droit derrière sa nuque, comme un nageur de crawl-dos, entreprend de la peloter de la main droite, même pas discrètement. Elle lui caresse le front machinalement d’une main, l’autre main pianote le clavier d’un smartphone. Il émane d’eux une sensualité tranquille/assumée/revendiquée, comme si demain n’était pas un problème. Il sourit, referme le livre, se lève. Il a repéré un glacier à quelques centaines de mètres des palmiers géants.

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