Que vas-tu faire de ta vie ?

Il se glissa dans la baignoire après avoir trempé le bras gauche dans l’eau chaude pour la quatrième ou cinquième fois. Il se laissa glisser dans un mélange de douleur et de plaisir extrêmes. Dans une quarantaine de secondes, il ne restera que le plaisir. Dehors, à trois mètres du rideau de douche grand ouvert, la station ipod. En se levant ce matin, il avait scénarisé la suite. Se faire couler un bain. Écouter de la musique ou lire un bouquin. Les deux à la fois  s’avéraient définitivement impossibles. Synchroniser le cerveau et mixer l’ouïe et la vue, mission impossible. Dans la vraie vie, le dilemme ne se posait pas. Là-bas, tous ses sens étaient en éveil. Là-bas, il était capable de se fondre dans tous les paysages, les cinq sens en alerte. Par contre, il n’était jamais parvenu – chez lui – à lire un super bouquin tout en écoutant un super album. Alors, il avait dû trancher définitivement. La musique, ce serait pour la baignoire, les bouquins pour le lit. Il ne s’agissait pas d’un choix délibéré ! Comme si plonger dans l’eau chaude vraiment très chaude et se noyer sous la couette particulièrement glacée du début d’hiver ne faisaient pas partie du même processus physiologique.
Ce matin, entre deux allers et retours salon-salle de bain afin de vérifier le niveau de l’eau et sa température, il fit un tour dans l’armoire à cd puis devant l’étagère à vinyles puis dans le menu de l’ipod. Trajets inutiles. Il avait déjà choisi la bande son de ses ablutions dès les premiers pas sur le plancher. Echo and the bunnymen. Les 9 morceaux de « What are you going to do with your life » Sur cd gravé, sur l’ipod, sur le disque dur externe. Ce serait l’ipod.

Il avait capté le sens littéral du titre de l’album il y a seulement quelques mois. What are you going to do with your life ? Il n’avait jamais été doué pour l’apprentissage des langues. Manque d’intérêt ou paresse ? Dégoût profond après un passage de deux ou trois années en latin/grec ? Un handicapé de la traduction, un trisomique du mot à mot au profit d’une hypersensibilité aux sons. Une obsession pour la voix, le timbre, l’arrière-plan, le petit machin qui chuinte tout au fond du fond. Dans le cas de « What are you going to do with your life ? », ça frisait la mauvaise foi crasse ! Il y a quelques mois, il s’était baladé parcimonieusement sur Google pour en traduire – enfin ! – quelques bribes. Dans ces 9 morceaux, il était question de pluie, de carillons, de perte, de rouille, de tempête. De deux imbéciles. « Fools like us » Et encore, il s’était contenté d’une traduction approximative des seuls titres. Il n’était pas question de rentrer davantage dans les textes. Surtout ne pas briser la glace et le mystère de la voix éraillée de Ian McCulloch !  Ne pas rompre l’émotion première, celle qui l’avait amené à s’acharner sur la touche Replay depuis une bonne dizaine d’années. Des violons, des cuivres et la voix qui vient tout justifier. La guitare de Will Sergeant qui se fond dans l’arrière-plan de violons pour s’en détacher d’un demi-ton, le temps de souligner à nouveau la voix éraillée, sans jamais la submerger. Pas de solo, juste des chorus. Une guitare qui glisse de l’arrière-plan au plan moyen en s’accommodant des cordes, des cuivres et de la voix éraillée. En passant de l’un à l’autre sans jamais recourir à l’hystérie électrique. Qu’allait-il faire de sa vie ?

Entre Uccle et Forest, entre l’automne 2000 et le printemps 2001. Sur une large avenue bordée de grosses maisons bourgeoises, avec – en avant plan de chacune – jardinet verdoyant hiver comme été et espace soigneusement carrelé pour parquer côte à côte une Jaguar et un Renault Scénic. Et des rails de tram qui lézardent le bitume en deux parts égales de bitume lisse. La Toyota picnic vert d’eau glisse, à peine secouée par un bourdonnement sourd quand elle chevauche les rayures d’acier, doublant ainsi un cycliste ou se déboîtant sur la droite afin de dépasser un vieil indigène en jaguar pour qui la cryogénisation doit absolument rester le privilège des riches au jardinet verdoyant hiver comme été. Le mec au volant de la Toyota vert d’eau, la tête dans un labyrinthe aux murs de suie, le cœur emporté par un tsunami vers des rives aux sables mouvants, les yeux noyés dans une ligne d’horizon disparue depuis le bug de l’an 2000, l’index droit tendu vers le lecteur cd. Replay / Replay / Replay. Des chiffres, de 1 à 9. Le numéro 1. Cd gravé, pas de titre. Pour la traduction du titre de 1, ce sera Google au début de l ‘automne 2016.
Quand tout sera fini, quand tout explosera, quand… when il all blows over. Numéro 8. La voix éraillée du fumeur coké emplit l’habitacle sur un rythme mid tempo particulièrement lent, comme une vague à la tristesse lancinante qui jamais n’atteindra l’estuaire menant au royaume de la dame des Basses-Terres. La vague, elle, n’a pas la moindre envie de s’échouer sur une plage de sable fin. Il y va de sa survie. Trouver le point d’équilibre entre le flux et le reflux, quelque part entre les glaciers polaires et la côte africaine. Elle se fiche bien des idées noires du mec au volant de la Toyota vert d’eau tant que son index droit reste scotché sur Replay. Lui, il saute obsessionnellement de 1 à 8, passant frénétiquement de l’un à l’autre après 3 ou 4 Replay.

Entre Uccle et Forest, entre l’automne 2000 et le printemps 2001. Sur une large avenue bordée de grosses maisons bourgeoises, avec – en avant plan de chacune – jardinet verdoyant hiver comme été et espace soigneusement carrelé pour parquer côte à côte une Jaguar et un Renault Scénic. Et des rails de tram qui lézardent le bitume en deux parts égales de bitume lisse. La Toyota picnic vert d’eau glisse, à peine secouée par un bourdonnement sourd quand elle chevauche les rayures d’acier, doublant ainsi un cycliste ou se déboîtant sur la droite afin de dépasser un vieil indigène en jaguar pour qui la cryogénisation doit absolument rester le privilège des riches au jardinet verdoyant hiver comme été. Le mec au volant de la Toyota vert d’eau, la tête dans un labyrinthe aux murs de suie, le cœur emporté par un tsunami vers des rives aux sables mouvants, les yeux noyés dans une ligne d’horizon disparue depuis le bug de l’an 2000, l’index droit tendu vers le lecteur cd. Replay / Replay / Replay. Des chiffres, de 1 à 9. Le numéro 1. Cd gravé, pas de titre. Pour la traduction du titre de 1, ce sera Google au début de l ‘automne 2016.

Au printemps 2001, le bug de l’an 2000 n’en finissait pas de résonner comme un long cri rauque ricochant entre les parois de deux falaises en grès ocre. Il était évident que la vie ne serait pas la chose la plus facile à vivre durant les les quatre prochaines années, des années où le monde ne tiendrait plus qu’à un fil ténu. La 6 cordes de Will Sergeant enrubannée de violons jouait l’équilibriste au-dessus du néant comme un filament de morve accroché aux deux bords lisses du vide, ne rompant jamais. La guitare avait choisi clairement le parti de la tristesse lancinante. Ici, on n’est pas dans la mélancolie douce, rassurante de Léonard Cohen. Ici, on n’est pas dans le cafard suicidaire de Nick Drake. Ici, on est dans un numéro de funambule où la tristesse lancinante se métamorphosera en sérénité chatoyante bien plus tard, quand les secousses sismiques du début du millénaire se seront tues. Les deux versants d’une même vallée. La voix éraillée, elle, glisserait doucement entre la pente abrupte d’un glacier lunaire et la pente douce de la dune aux fétuques bleues.
En mai 2015, après une journée de marche sous la chaleur sèche avec Soumi-de-Bamako et JM-de-Ségou, ils se coucheraient face à la lune dans un campement au pied de la falaise Rouge. Lui, les yeux dans les yeux avec la lune presque pleine et What are you going to do with your life en Repeat. Endormissements successifs entrecoupés par la voix éraillée, les accords ondoyants de la 6 cordes, plein de cuivres, plein de violons. Et le son de velours du mellotron, le 8. Repeat, Repeat, Repeat.

Là, maintenant, il y a quatre ou cinq minutes, il sortit de l’état hypnotique dans lequel l’avait plongé la musique. Il grimaça, enfonça les épaules dans l’eau jusqu’aux clavicules, tendit la jambe droite, agrippa le robinet avec les orteils du pied droit. Il y aurait d’abord l’eau froide un peu plus d’une minute. Puis l’eau chaude, puis il se redresserait, puis l’eau bouillante au bout d’un peu moins de deux minutes. Les mains qui rameraient à contresens, histoire de ramener l’eau brûlante vers le ventre, les genoux et les cuisses repliés contre le buste quand l’eau serait vraiment très chaude, partout. Tenir 2 ou 3 minutes. Se pencher vers le robinet. On, Off.
Là, maintenant, sérénité chatoyante. Les claviers hésitant entre harmonium et accordéon, mellotron encore, Baby rain, number 4, typically British, romantisme adolescent à grands coups de violons, sérénité lancinante, 38’29 », shit, sortir du bain, ipod, Repeat.

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