Le soleil disparut sous l’horizon en quelques dizaines de minutes comme avalé par la mer du Nord . Une lune éclatante et pleine s’accapara aussitôt du ciel, abandonnant aux étoiles le rôle de vulgaires figurants. Un brouillard sonore et compact, constitué de notes éparses et sourdes, enveloppait tout le front de mer, se répandant jusqu’au camping municipal.
Un long bar posé sur une structure tubulaire démontable se vautrait sur la digue, tournant le dos à la plage en contrebas, à quelques dizaines de mètres de « Chez Marinette ». Un long bar face à une vingtaine de longues tables étroites entourées de bancs.
Après un duel au finish entre Abba et Claude François, le dj céda sa place à de la vraie musique jouée par de vrais musiciens. Un batteur tout en rocker émacié, un bassiste tirant la gueule, un guitariste démonstratif, un mec avec une gueule d’ange aux synthés, le tout entre 20 et 30 ans grand max. Interminable intro molle de Gloria, G.L.O.R.I.A., le temps pour le chanteur grisonnant et cinquantenaire, en smoking, de jauger un public hétéroclite composé des gens du coin et des bourgs proches, de touristes rougeauds, évidemment. Et des gosses partout, plein. Quant au répertoire, il allait de Rock and roll the clock à Ça plane pour moi en passant par toute la gamme de slows plus ou moins bandants que compte la variété française. Ici, on préfère bander en français, ou vintage. L’accordéoniste, lui, quitterait l’arrière-plan dans 5 ou 6 morceaux, à minuit au plus tard. Quatorze juillet oblige !
La voix grisonnante jonglait avec les tubes qui jalonnèrent la vie des plus de trente ans. Elle tanguait entre des intonations graves à la Elvis et des chevrotements à la Julien Clerc. Le buste du guitariste se contorsionnait le long du manche d’une imitation Stratocaster, ses pieds pianotaient trois pédales d’effets, les accords passant d’une décade à l’autre. A droite trônait le claviériste qui se jouait des modes et du temps qui passe à l’aide d’une vingtaine de curseurs. Violons, section de cuivre, boîte à rythme. Boîte à souvenirs, view master sonore. Stock de sons revival 60, 70 et 80. Le batteur martelait ses fûts derrière un écran de fumée de cigarette, le bassiste gardait sa pose ténébreuse en posant ses doigts négligemment sur le manche, l’accordéoniste attendait une valse, l’instrument désarticulé s’affalant sur un ventre bibendum. C’était le plus vieux de la bande. Et de loin! On na jamais vu un mec de 20 ans s’affubler d’un accordéon pour en mettre plein la vue à des gamines de 15 !
Applaudissements, intro d’un nouveau morceau. Un, et deux, et trois. 1, 2, 3. Le guitariste bellâtre, prototype du futur vieux beau dans une vingtaine d’années, sortit un son cristallin de sa strato made in China. Le batteur, là-bas, dans l’arrière-plan, brassait les volutes de fumée à grands coups de cymbales. Coup d’œil aux claviers, le synthétiseur cherchait dans ses mémoires le son dégoulinant d’une vieille Hammond dégoulinante. Bonsoir, ça va Wissant? Oui, Oui. Espèce de Johnny du bord de mer. Batterie, basse guitare, voix. Slow, frotting blues. Un truc pour vacanciers un peu éméchés, de la musique comme préliminaires à une coucherie éventuelle.
Des fanions triangulaires aux couleurs de limonadiers, cerfs-volants du pauvre, flottaient au vent au-dessus des têtes. Des ampoules oranges, vertes, jaunes et bleues tanguaient légèrement au-dessus des sourires figés. Et la lune éclatante, narquoise, qui donnait un teint blafard aux visages.
Adossé au bar, Vlad regardait Jeanne tournoyer entre les bras de monsieur Vanderbiest.
Le bellâtre bêlant, lui, avait laissé l’avant scène à l’accordéon, l’orgue Hammond s’était, le temps de deux ou trois valses, métamorphosé en un grand orchestre avec violons et tout et tout. Le kit complet « symphonie pour tous ». Et l’accordéoniste dans un rôle de diva.
Un peu plus loin, les railleries de Kevin et Nico, séparés par une pompe à bière, fusaient en direction de Vlad, des deux valseurs et d’une silhouette égarée sur la plage, en contre-bas, là où les artificiers en terminaient avec les préparatifs. Plus que vingt minutes.
– Regarde, l’autre qui se bourre la gueule à la vodka. Et sa pouffiasse qui fait des heures sup ! Et je te raconte pas ce que ça rapporte de se faire peloter par un vieux un jour férié!
– Kevin, t’exagères… il pourrait être son père.
– Une bite ridée, c’est toujours une bite! Et plus elle vieillit, plus il lui faut du temps pour bander. Et plus elle douille, la bite!
Kevin jeta un regard par dessus les épaules de Nico, visant la silhouette agitée sur la plage.
– Et avec Simplet, t’en es où?
– J’ai fait mon boulot, répondit Nico. Dans les chiottes, il y a un peu plus de deux heures. T’aurais-dû voir sa gueule à Simplet !
– Regarde, vise-le là-bas!
Jeff vacillait et la brise venant du large n’y était pas pour rien. On aurait dit les soubresauts d’une ombre chinoise entre les mains d’un marionnettiste atteint de Parkinson. Un épouvantail balancé par le vent juste avant que la tornade l’avale. Son corps semblait désarticulé, le tronc oscillait d’avant en arrière comme celui d’un autiste, sa nuque épuisée penchait à droite, à gauche, presque à angle droit. La lune toute pleine n’arrangeait rien dans la restitution des contrastes.
Minuit passé de 20 minutes. Les artificiers partis, la lune pleine retrouva le monopole du ciel. Les Aah et les Ooh s’étaient tus, Jeanne retrouva les bras de monsieur Vanderbiest, Quelques dernières flammèches rougeoyantes retombaient, se noyaient dans des flots légèrement inertes où se reflètait une immense lune floue.
L’ombre chinoise de Jeff avait quitté la plage et regagné la digue. Jeff slaloma entre les couples virevoltant, se frayant un chemin à coup d’épaules, se fichant pas mal de l’exubérance. Quand Jeanne l’aperçut, elle s’échappa aussitôt des bras du vieux joueur d’échecs. Jeff répondit à son regard interrogateur en la saisissant par le coude. Jeanne l’interpella. Il se contenta de regarder fixement devant lui, l’entraînant de force dans son sillage. Ils dévalèrent la pente pierreuse de la digue. Quelques centaines de mètres plus tard, la fête ne leur parvenait plus que dans un écho vaguement assourdissant.
Les pieds de Jeanne se dérobèrent dans le sable une fois, deux fois. Jeff la releva brutalement une fois, deux fois, enfonçant ses ongles dans la partie intérieure du poignet, la plus douce, là où la peau est si fine. A la troisième chute, ses genoux refusèrent de la relever. Les larmes déferlèrent sur ses pommettes, sa voix se fit implorante, et bienveillante. Les ongles de Jeff n’entendirent pas lâcher leur proie. Jeff gesticulait comme un pantin sous amphétamines. Il hurlait.
– C’est pour l’argent, c’est ça?
– De quoi parles-tu?
– Je sais tout. Tes mensonges du vendredi. Les parts de l’atelier de mon connard de père… me faire croire que j’étais ton fiancé, chaque vendredi.
Les grands yeux noirs de Jeanne se perdaient dans la colère de Jeff.
– Qui t’as raconté ces saletés?
– Les saletés, c’est toi et mon père. Il doit se marrer dans sa vieille boîte pourrie!
Jeff renversa Jeanne, s’assit sur son ventre, bloquant ses bras en y plantant les genoux. Elle suffoqua alors que ses yeux ne trouvaient toujours aucune réponse dans le sourire grimaçant du jeune homme. Des cris muets sortirent de sa cage thoracique oppressée. Elle secoua la tête de droite à gauche, la seule partie de son squelette qui gardait une mobilité.
– Vas-y, pleure! C’est que de la comédie… Pleurer, ça fait aussi partie de ton boulot!
Il se fit de plus en plus lourd, enfonça davantage ses genoux. Ses doigts abandonnèrent les poignets de la femme, se glissèrent autour du cou pendant que les pouces pressaient la glotte.
– Vas-y, gueule! Je veux en avoir pour mon argent… Tes larmes sont ma part d’héritage.
Des milliers d’étoiles éclatèrent dans la tête de Jeanne, obscurcissant la lune pleine, se transformèrent en fumerolles argentées qui se dispersèrent dans l’obscurité béante.
***
Jeanne était étendue au bas d’une dune. Ses longues mèches noir geai se partageaient entre le vent et le sable quand deux promeneurs éméchés la découvrirent à l’aube. Ses yeux grand ouverts, enfin débarrassés des larmes, semblaient fixer une étoile lointaine, éternelle. Quelques billets de 5 euros dépassaient de son corsage comme prix d’une mort bradée.
Les policiers venus de Boulogne-sur Mer regardèrent ce corps désemparé puis l’enfermèrent dans un grand sac en plastique porté par des bras qui en avaient vu bien d’autres. Cela dit, s’il fallait établir un ordre qualitatif des enquêtes en cours, un meurtre, c’était quand même autre chose qu’une bête noyade! Le regard qu’ils portaient sur le sac qu’on chargeait dans le fourgon mortuaire tenait compte de cette hiérarchie des cadavres.
Plus loin, à Wissant, les lèvres murmuraient d’une porte à l’autre. Plus la matinée avançait, plus les mots devenaient audibles. Les langues n’en pouvaient plus. Un meurtre? Où ça? avec la vie qu’elle menait! La pauvre! Pas lui!
Suite d’interjections et d’interrogations qui descendirent dans la rue, se propagèrent dans les dunes séparant les deux caps, s’engouffrèrent dans chaque interstice de portes, de fenêtres.
« Chez Marinette », les mots se bousculaient, se superposaient, se gueulaient, se pleuraient. Pour peu, ils se seraient entre-tués! Petit à petit, ils s’ordonnèrent en phrases construites ponctuées par l’émotion. Ensuite le silence s’installa, les questions orphelines de réponses sensées. Les habitués étaient tous là. Même les alcoolos avaient abandonné leur matelas! Ils se serraient tous les uns contre les autres, face au bar, face à Marinette. Les mots avaient repris leur souffle, débit rapide de phrases en vrac:
– Mais comment sait-on que c’est lui?
– Il l’a gueulé!
– Il parait qu’après, il a foncé en vélo chez Jeanne et…
– Il a tout cassé!
– Les flics l’ont chopé là-bas!
– Mais qu’est-ce qui lui est passé par la tête?
– Il n’a pas eu une vie normale!
– Il y a un jour où les secrets du passé…
– C’est jamais qu’une pute zigouillée par un débile!
– Toi, t’es bien le père de ton fils!
Les touristes se faisaient tout petits. Ils parlaient sur la pointe des pieds, comprenaient qu’ils n’avaient pas droit au chapitre dans cette histoire. Ils se contentaient de s’il vous plaît et de merci discrets, à peine audibles. Jojo regagna le comptoir après avoir servi un client en terrasse. Suite:
– Marinette, c’est quoi ce truc du passé?
– Quand Maria est repartie en Lorraine!
– Mais Jeanne là dedans?
– Une pute… une pute qui s’est fait violer par un débile. Il lui a même laissé un pourboire!
– Jojo, vire-moi ce tas de purin!
Les pas de Germain l’entraînèrent avec difficulté jusqu’à la grille entre-ouverte. Du plat de la main, il frotta nerveusement ses yeux rougis par le chagrin. Il redressa les épaules, poussa à nouveau un long soupir qui alla se perdre quelque part dans les dunes. Il regarda droit devant lui. L’homme marqua un temps d’arrêt devant l’Alfa-Roméo rouge échouée dans l’allée, soupira, fixa la maison blanche aux volets bleus. Vingt ans que les métastases du passé lui bouffait les entrailles! Germain Malherbe avait cru les cicatrices du passé enfouies à jamais au plus profond de sa chair. Aujourd’hui, les petits secrets sortaient de l’anonymat, hurlaient leurs quatre vérités.
Le cabriolet gisait dans l’allée les quatre pneus crevés, le capot défoncé, le pare brise éclaté. Ses yeux se posèrent à quelques mètres de là, sur la porte vacillante partiellement arrachée au chambranle. Il enjamba le vélo de course jeté au bas du porche, s’essouffla à grimper les trois marches en pierre. Il se faufila entre le chambranle et la porte à moitié désarticulée. Trébuchant sur des débris de vases et des morceaux écorchés de la rampe en chêne, il franchit le hall, entama l’étroit couloir qui longeait une cage d’escaliers nue, sans rampe.
La large silhouette voûtée pénétra dans la cuisine où Vlad et Monsieur Vanderbiest se faisaient face. Entre eux, un jeu d’échec éparpillé, une bouteille de vodka et deux verres intacts.
– Tout ça, c’est de ma faute!
Vlad tendit son verre à Germain:
– Asseyez-vous, mon ami! Les mots attendront.
Il leur raconta leur amitié. José et lui. L’insouciance, leur connivence, leur technique pour attraper les belles d’entre les deux caps. José qui se satisfaisait de leurs sourires, Germain qui les couchait sur la banquette du break Peugeot. Les fins de nuit où José rêvait tout haut de la femme de sa vie qui l’emporterait tout là-haut, sur les plus hautes dunes. Germain raconta le grand séducteur au cœur d’artichaut, la construction de l’atelier quand ils sortirent du lycée technique de Boulogne-sur-mer. De la vie qui les soûlait de bonheurs quotidiens.
Il marqua une pause dans ses flash back. Il empoigna la bouteille de vodka, ignora le verre que Vlad lui tendait,. Ses mains tremblaient. Un long soupir précéda une bonne lampée d’alcool. Sa langue pâteuse reprit le chemin des mots.
– Ça, c’était jusqu’à l’arrivée de la Belle de Nancy
– La belle Maria, compléta Vlad qui, jusque là, feignait de découvrir toute l’histoire.
– Tous les jeunes du coin se bousculaient autour de sa croupe! Moi, j’ai cru que la vie continuerait comme avant. José gagnerait des courses, offrirait les bouquets aux sourires et moi je les emmènerais dans le break. Mais je n’ai pas vu le regard de mon ami qui changeait. Il avait enfin trouvé sa princesse! Je n’ai rien compris et…
– Une nuit, après une nouvelle victoire, après un nouveau bouquet, tu as couché la belle de Nancy sur la banquette du break. Une fois, deux fois, trois fois.
– Comment ? Qui ?
– Quelques mauvaises langues d’ici, l’amoureuse aux grands yeux noirs et le romantisme slave. Le romantisme slave, ça excuse tout!
José marmonna la suite et la Fin. Qu’il n’avait pas pris au sérieux l’idylle de l’ami, qu’il s’était évertué à prolonger la vie d’avant, qu’il y avait eu bien d’autres nuits avec Maria les soirs de victoire, une fois José endormi. Que pour lui tout ça était normal, le prolongement de l’insouciance, d’une amitié qui n’établissait pas de frontières dans le silence des non-dits. Puis le ventre et les seins de Maria avaient pris de l’ampleur. Elle avoua ses nuits infidèles à l’ami.
Dans un long murmure à peine audible, des images sépias virent le jour entre ses lèvres. Les syllabes hachées racontaient un Germain emmuré dans une forteresse de culpabilité, les larmes de l’ami, l’enfant venu trop tôt, la fuite de la belle de Nancy après la naissance de Jeff, les petits arrangements afin que la vie continue. Sa voix tremblait.
– Tout ça, c’est de ma faute… croire que l’amnésie vaut mieux que les mots.
Vlad lui tendit la bouteille de vodka, les yeux inondés d’une douceur fataliste:
– Moi aussi, j’ai une histoire à vous raconter… celle d’un serment fait par une jeune femme à un vieux prince charmant.
Ses syllabes à lui racontaient une promesse un peu folle, celle que fit une icône à un vieux prince charmant chancelant. Monter la garde auprès d’un fils bientôt orphelin en lui offrant une montagne d’amour chaque vendredi soir.
FIN
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